Des desseins humains par et pour l’action humaine

3 octobre 2008

 

Proposition pour Revue de Philosophie Economique. Dec.99. JLM.

(Contribution au Colloque Cerisy 99 « Hayek et la Philosophie Economique« )

 

 

 

 

DES DESSEINS HUMAINS POUR ET PAR L’ACTION HUMAINE

 

AUTO-ECO-RE-ORGANISATION SOCIALE ET COMPLEXITE :

 

 

Jean – Louis Le Moigne

Professeur Emérite, Université d’Aix – Marseille

Ad’el : lemoigne@romarin.univ-aix.fr

 

 

 

 

Résumé.

Où l’on montre, textes à l’appui, que l’appel à la résignation à laquelle F Hayek invite les sociétés humaines, qu’il tient pour incapables de se civiliser intentionnellement, n’est ni légitimé, ni solidement argumenté ; Et que des appels alternatifs à la capacité des humains en société à former projets pour donner sens, pragmatiquement, à leurs actions responsables et solidaires peuvent être fort raisonnablement argumentés et illustrés. Ne pas promettre le salut au nom de la science n’est pas s’interdire de former dessein ingénieusement dans et par l’action humaine s’exerçant dans et par l’éthique de sa propre compréhension

 

 

«N’aspire pas, O mon Ame, à la vie éternelle,

                                                                        Mais explore le champ des possibles»

Pindare, 3° Pythique

 

« Les Institutions sociales sont les «résultats de l’action des hommes, mais non de leur dessein» » : Ce titre provoquant d’un des articles les plus représentatifs de la philosophie économique et politique de F.A. Hayek [1] exprime une telle « résignation aux inévitables limitations de l’esprit de l’homme« [2], un tel renoncement aux appels à « l’héroïsme de la raison« , à la « mente eroica« , que lancent depuis trois siècles les grands critiques du cartésianisme de la culture occidentale G.Vico[3], E.Husserl[4] …), que l’on doit s’inquiéter de la bienveillance, et parfois de l’admiration, avec laquelle tant d’épistémologues et d’économistes contemporains l’accueillent encore plus de trente ans après sa parution.

Certes F.Hayek argumente avec un tel aplomb, témoignant d’une érudition si éblouissante, que l’on peut parfois se laisser étourdir par ses arguments d’autorité[5]. Mais bien des économistes, séduits par ses références à l’interdisciplinarité dans les sciences sociales ou à l’indéterminisme au sein des phénomènes complexes, oublient en le lisant leur devoir civique de « critique épistémologique interne« [6] et, à leur insu peut être, font leur cette stérile résignation à laquelle il les invite.

 

 

Pourtant, les critiques empiriques ne nous manquent pas, mettant en évidence la fragilité et souvent la fallace des arguments qu’Hayek demande à ses lecteurs de tenir pour évidents. On se souvient par exemple de la première page de « DLL 1 » : Evoquant en dix lignes l’exemple des rédacteurs de la Constitution américaine, il conclut : « la première tentative en vue d’assurer la liberté individuelle par des constitutions a manifestement échoué » (p.1)

 

Qu’on lise alors la page qu’H.A.Simon consacrait à ce même exemple :

« Examinons maintenant un exemple vraiment différent de conception de projet humain » (il a évoqué auparavant l’organisation de la NASA, archétype de l’action humaine pour un dessein humain, dont le succès, des hommes marchant sur la lune, induisit un autre dessein, « cette étonnante et nouvelle perspective que nous gagnâmes tous de notre place dans l’univers lorsque nous vîmes de l’espace notre propre planète pâle et fragile« ), l’exemple de « la conception de la constitution de la nation américaine.

 La plupart d’entre nous dans le monde libre considère ce document comme un exemple remarquable en matière de planification sociale et d’organisation humaine … Cette constitution …survit toujours et constitue l’ossature de nos institutions politiques, pendant que la société qui fonctionne dans son cadre a donné à la plupart d’entre nous une large gamme de libertés et un haut niveau de confort matériel« .

 S’interrogeant alors sur le processus de conception collective de ce «produit délibéré de l’esprit humain», il note : « Les pères fondateurs acceptèrent des objectifs restreints pour leur artefact, pour l’essentiel la préservation de la liberté dans une société ordonnée. …Ils ne postulèrent pas qu’un homme nouveau  serait produit par ces nouvelles institutions … Selon leurs propres déclarations, «s’il existe un degré de dépravation dans l’humanité, qui nécessite un certain degré…de méfiance, il existe aussi d’autres qualités dans la nature humaines qui justifient une certaine dose de confiance »… Pour atteindre les objectifs du projet, l’examen des obstacles (les représentations du problème) et quelques techniques permettant de les surmonter …(peuvent être considérées) ».

Il examinera ensuite l’organisation d’une autre institution construite «par l’action humaine pour un dessein humain », l’ECA, qui gérait le Plan Marshall à partir de 1948 pour souligner la faisabilité de ce type d’entreprise[7] dans des situations très diverses.

 

 

Rien dans ces exemples n’autorise à conclure que la conception d’artefacts évolutifs tels que les organisations sociales a ou va « manifestement échouer « . Rien non plus n’autorise à conclure qu’elle va réussir à coup sûr, et H.A. Simon se gardera soigneusement de ce type de propos arrogants, s’intéressant plutôt à l’examen  des formes des contraintes probables et à l’élaboration des heuristiques plausibles permettant de les contourner, fut ce en déformant délibérément les desseins initiaux[8]. Ce qui le conduira à formuler la thèse pragmatique de « la conception sans objectifs finaux (des objectifs de conception dont la fonction sera de motiver l’action qui, à son tour, engendrera de nouveaux objectifs »[9]) qu’il illustrera par des cas convaincants de planification urbaine.

 

 

Cet exemple suffit à illustrer le propos : même s’ils sont nombreux et témoignent d’une érudition multidisciplinaire originale, les exemples que cite Hayek à l’appui de sa thèse ne sont jamais définitivement concluants ; ils peuvent susciter l’attention puisqu’ils sont souvent moins simplistes que les arguments de type « scientistes » qu’il dénonçait  déjà dans « Scientisme et sciences sociales » en 1952, mais il ne suffit pas de formuler une hypothèse avec assurance pour la démontrer. Le sous titre que donne la traduction française partielle de S.S.S., traduction due à R.Barre dés 1953, caractérise sur un mode péremptoire, cette ambiguïté : « Essai sur le mauvais usage de la raison« . Si le lecteur perçoit aisément le clin d’œil au sous titre du « Discours de la méthode » … »pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences « , il peut pourtant s’interroger sur le critère général qui va permettre de distinguer le « mauvais » usage de la raison[10]. Pourtant, il ne trouvera, chez Descartes comme chez Hayek que des arguments d’autorité. Ce qui, on nous l’accordera, n’est pas satisfaisant aujourd’hui pour légitimer les énoncés scientifiques enseignables aux citoyens solidaires et responsables de leurs institutions, institutions que G.Vico appelait si heureusement leurs « sociétés civiles » (Enoncés dont la production est aujourd’hui financée délibérément par ces  mêmes citoyens !).

 

Cette désacralisation de l’autorité hayekienne (qui n’est pas une diabolisation : on ne demande pas de brûler ses livres, on demande seulement le droit de rester « lecteur pensif« ), va nous permettre de reconsidérer trois des thèses essentielles auxquelles il fait appel pour plaider la constitution des sociétés humaines sur le mode « spontané » des sociétés d’abeilles, plutôt que sur le mode « délibéré » des sociétés se civilisant.

 

 

 

 1. La thèse de « la trompeuse division de tous  les phénomènes entre ceux qui sont  «naturels» et ceux qui sont «artificiels» »[11]

 

 

Cette distinction entre «nature» et «culture», ou « pour reprendre les termes grecs d’origine[12], qui semblent avoir été introduits par les sophistes du V° avant J.-C. »[13], puis reprise par Aristote et par Platon (rappelait K.Popper, 1945, dans un chapitre V qu’il intitule « Nature et Convention« [14]), « devint, convient Hayek, partie intégrante  de la pensée européenne ». On pourrait penser que cette distinction, qui se maintient dans nos civilisations depuis 25 siècles au moins, a quelque solide légitimité. Spinoza nous surprend il lorsqu’il note « qu il est presque impossible que la majorité des hommes mis en un tout, si ce tout est considérable, s’accorde sur une absurdité« [15]. Et G.Vico, qu’Hayek devrait avoir lu, ne nous a t il pas montré combien était fécond, pour la compréhension des processus civilisateurs, l’examen de la genèse des mots, des mythes, des fables et des concepts que nous révèle l’histoire des sociétés se re – civilisant sans cesse[16].

Distinction qui constitue pourtant, assure Hayek, une « erreur grave« , mais il ne nous dira pas en quoi elle est erronée. Son propos sera de compléter cette distinction par « une division tripartie, insérant entre les phénomènes tenus pour naturels au sens où ils sont complètement indépendants de l’action humaine et ceux qui sont artificiels ou conventionnels, au sens où ils sont des produits des desseins humains, une catégorie intermédiaire distincte comprenant les modèles et les régularités non intentionnels dont nous découvrons l’existence dans la société,  et que la théorie sociale a pour tache d’expliquer »[17]

 

 

Il va ainsi introduire une nouvelle distinction qu’il développera peu après sous les néologismes de Kosmos et Taxis auxquels il consacrera le T. 1 de D.L.L. (en particulier le chapitre 2), pour caractériser non plus tous les types de phénomènes, mais « les ordres, concept indispensable pour étudier tous les phénomènes complexes, vis à vis desquels il doit jouer le même rôle que le concept de loi joue dans l’analyse des phénomènes plus simples »[18] . Il aurait pu, convient il, utiliser les mots «système», «structure», ou «modèle», mais il voulait postuler ainsi plus explicitement « l’existence d’un ordre, d’une cohérence et d’une permanence dans la vie sociale ». Postulat qui dissimule le fait que plusieurs observateurs peuvent concevoir des ordres différents pour étudier un même phénomène, ordres qui n’en seront pas moins des ordres plausibles, et à leurs yeux, cohérents.

 

Cette définition lui permet de proposer deux natures d’ordre, le fabriqué (ou l’arrangé) ou « taxis« , et le spontané (ou le mûri) ou « kosmos« . Ces derniers « ne sont pas nécessairement complexes, mais à la différence des arrangements délibérés des hommes, ils peuvent avoir n’importe quel degré de complexité »[19] . Distinction qui le conduira à « sa thèse principale : il n’est pas possible de mêler les deux principes d’ordre à notre fantaisie « .

 

 

Mais rien ne nous contraint à ne pas mêler ces deux principes (en admettant qu’ils soient  effectivement représentatifs des modes de formations des « organisations et des organismes » que peuvent connaître les hommes) en prêtant attention, dans cette conjonction, à leurs propres limitations ; Limitations qui concerneront tour à tour les capacités cognitives des observateurs qui les décrivent, et éventuellement les caractéristiques nouménales et phénoménales des systèmes observés, dés lors que nous nous proposons de les décrire pour délibérer intelligemment nos prochaines interventions intentionnelles au sein de ces systèmes. Nul théorème de Gödel ne nous assure de l’impossibilité de réfléchir, et de « construire dans notre tête« [20] nos projets d’action humaine en les délibérant et en « explorant le champ des possibles  » qu’évoquait déjà Pindare. L’acharnement à recenser les « nécessairement impossibles » dans l’ordre taxis et les « nécessairement fatals » dans l’ordre kosmos peut certes aider les humains à se résigner aux misères qui les assaillent, mais il ne suffit pas à les aider à répondre aux « bonnes questions » que Kant  proposait à notre intelligence : « Que m’est il permis d’espérer ? Que puis je savoir ? Que dois je faire ? ».

 

 

La séparation brutale entre les stratégies émergentes[21] (ou non intentionnelle ou a – téléologiques) et les stratégies délibérées (ou intentionnelles ou téléologiques ) n’est pas une obligation absolue de l’humaine raison. Rien ne l’empêche a priori de jouer pragmatiquement par les interactions de l’une et de l’autre : La plausible nécessité de la gravitation n’interdit nullement la non moins plausible possibilité du parachute ou de l’hélicoptère, dés lors que l’acharnement à découvrir la première ne compromet pas la liberté d’inventer les seconds !

En rédigeant à la même époque (1968) les premiers chapitres de « the Sciences of the Artificial« [22], H.A.Simon argumentait ceci de façon fort solidement construite épistémologiquement, et proposait implicitement une thèse duale de celle d’Hayek : Plutôt que de nous acharner à séparer ou à disjoindre dans nos cultures l’ordre du naturel et celui de l’artificiel, ne pouvons nous nous exercer à les relier ou à les conjoindre ? Ne pouvons nous enrichir notre intelligence de l’un par l’intelligence de l’autre, en une incessante interaction, qui décrit pour chacun « l’aventure extraordinaire dans laquelle le genre humain…s’est engagé, allant je ne sais où« [23] . «Comprendre n’est pas détruire le merveilleux», rappelle H.Simon citant la célèbre formule que Simon Stevin de Bruges rédigea sur la vignette qui présentait ses travaux trigonométriques sur les plans inclinés[24].

 

 

 

2. La thèse de « la façon de voir constructiviste (qui) conduit à des conclusions fausses « .[25]

 

 

Dans ses premières œuvres épistémologiques (« Scientisme et sciences sociale » paraît en 1952), Hayek désigne l’attitude scientifique qu’il réprouve sous les noms généralement en usage dans la littérature : « L’attitude scientiste que, faute d’un meilleur terme, nous qualifierons «d’objectivisme» ». Il mentionnera aussi «le physicalisme», «le behaviorisme», «le totalisme scientiste ou méthodologique»[26], « auquel se relie étroitement …«l’historicisme» » et, plus rarement, « les positivistes, de Condorcet à Mach ».   Il ne s’en prendra explicitement au «positivisme» que dans sa version «juridique» (laquelle « s’enorgueillit même d’avoir enfin échappé à toute influence de cette conception métaphysique de la loi naturelle« ) à partir de 1967 semble t il, afin de l’associer au concept puis à la méthode de « construction rationaliste » qu’il va aussitôt baptiser « constructivisme cartésien » [27]. L’expression va lui plaire puisqu’elle va désormais apparaître fréquemment sous sa plume, en particulier dans les premiers chapitres de D.L.L.1., sous les formes symétriques du « constructivisme rationaliste(p.39) » et du « rationalisme constructiviste (p.6) »[28].

 Mais il ne la justifiera pas, et il affectera d’ignorer que l’expression «Constructivisme» a déjà pris forme en épistémologie depuis près d’un siècle, à l’initiative des mathématiciens Kronecker puis Brouwer[29]. Depuis 1967, J.Piaget lui a redonné audience et légitimité dans toutes les disciplines et en particulier dans les sciences de l’homme et de la société, dans les chapitres de synthèse de l’encyclopédie « Logique et connaissance scientifique« .

 

 Le point de départ de J.Piaget et des nombreux scientifiques dont il s’était entouré étant au demeurant le même que celui de F.Hayek : le diagnostic des limitations que les idéologies positivistes (dans leur variantes «Cartésiennes», «Comtiennes» ou «Logiques») imposaient inutilement à l’exercice de l’intelligence humaine.

 

En désignant, sans justifications, par le mot « Constructivisme », une idéologie « rationaliste naïve« (selon le mot de K.Popper, rappelle t il[30], qui la distinguait du « rationalisme critique« ), que l’on appelle couramment et légitimement « l’idéologie positiviste »[31], Hayek va rendre un bien mauvais service à la réflexion épistémologique au sein des sciences sociales. En diabolisant le constructivisme sans argumenter son procès, il omet de désacraliser le positivisme alors qu’il expose certains des arguments qui lui auraient permis de convaincre : Comment pourra t on jamais montrer que des conclusions correctement argumentées et rappelant loyalement les fondements épistémiques intelligibles sur lesquelles elles sont développées, « sont a priori fausses » ?

 

 

Qu’on relise en revanche les pages par lesquelles j.piaget, en 1967, argumentait le procès de cette « doctrine  générale (positiviste)… qui a conservé l’esprit de conservatisme scientifique et le goût des frontières stables et essentiellement restrictives que tout positivisme voudrait imposer aux sciences « [32], si l’on veut s’assurer que l’on veille à conduire sa raison avec « une obstinée rigueur » ? Les anathèmes, les imprécations et les procès d’intention ne témoignent ils pas « d’un mauvais usage de la raison … pour chercher la vérité dans les sciences « [33] ?

 

 

Puisque les arguments de Hayek visent, souvent avec pertinence, les épistémologies positivistes (et pas le seul positivisme juridique), pourquoi ne désigne t il pas loyalement l’adversaire et préfère t il donner au Goliath positiviste qu’il veut combattre, le nom du David constructiviste qui propose une autre interprétation de l’épistémé scientifique au moins aussi bien argumentée ? Peut être parce qu’il ne peut pas concevoir qu’il puisse exister des « sciences se construisant sur un projet de connaissance  » (ce qui est pourtant le cas de la Cybernétique à laquelle il fut très tôt attentif), et qu’il ne pouvait entendre que « des sciences construites sur un objet …indépendant de l’observateur « [34] .

 « Paradoxe insupportable », ou plus banalement, défaillance de l’entendement qui l’obligeait à disjoindre et à hiérarchiser les ordres Kosmos et Taxis ?

 

 

 

3. La thèse de la supériorité de la rationalité praxéologique sur la rationalité pragmatique

 

 

La mise en regard du chapitre de F.A.  Hayek intitulé « Raison et Evolution » publié en 1973 et du chapitre de  H.A.Simon intitulé « Rationalité et Téléologie« [35] publiée dix ans plus tard, mais développant dans les problématiques de l’évolutionnisme, le paradigme de « la rationalité procédurale » présenté également en 1973, est très révélateur des inhibitions cognitives que s’impose Hayek dés lors qu’il veut expliciter les « bons modes de conduite de la raison humaine ». (Il est beaucoup plus à l’aise lorsqu’il veut mettre en valeur « les mauvais usages de la rationalité cartésienne »).

 

 Certes il souligne de façon souvent fort convaincante les « limitations permanentes de notre connaissance des faits« [36] et donc les limites observables des capacités cognitives (représentation, computation, communication) des individus et a fortiori des sociétés humaines (ou des « grandes sociétés« ). Mais depuis 1947, H.A Simon a tant développé cet argument que l’on ne trouve au mieux chez Hayek qu’une confirmation de cette hypothèse plausible trop ostensiblement négligée par la plupart des logiciens européens pendant trois siècles.

Et surtout, on la trouve systématiquement interprétée comme un appel « résigné à ses inévitables désavantages »  [37] : Puisque nous sommes incapables de pouvoir bien calculer nos « bons » comportements, postulons qu’il existe quelques ordres ou quelques lois « que nous n’avons pas faites… quelques principes fondamentaux absolument nécessaires …auxquels nous pourrons  fréquemment nous référer » et qui nous permettrons de nous comporter rationnellement sinon sagement.

 

 

Mais que sera cette rationalité du comportement ? Hayek empruntera la conception classique de l’école de Vienne (L.von Mises, K.Menger…), celle d’une rationalité déductive qui n’ose pas dire son nom pour ne pas qu’on la confonde avec la rationalité analytique ou cartésienne. Il reprendra l’expression « rationalité compositive » qu’il emprunte à K.Menger, lequel la proposait, nous dit il, comme un substitut moins brutal que « rationalité déductive« [38]

Mais il s’agit toujours d’exprimer le processus cognitif reproductible du syllogisme parfait, processus permettant de « déduire » le meilleur moyen présumé unique, d’atteindre une fin présumée donnée et invariante. H.Simon proposera d’appeler « rationalité substantive » ce type de rationalité que sacralisent souvent les traités de méthodologie économique.

 

 

Abordant ainsi la question de la détermination (raisonnable ou passionnelle ?) des fins ou des desseins que poursuivent les humains, Hayek rencontre une difficulté familière. Récusant dans l’ordre des phénomènes sociaux, l’hypothèse déterministe que postule le cartésiano – positivisme, comme celle d’une « instance supérieure » exogène fixant les fins[39], il va retenir celle d’une endogéneïsation des fins au sein de la nature (un « ordre spontané, ou Kosmos« ) ; Ordre dont nous ne saurons rien sinon qu’il apparaît dés lors que nul ne se soucie d’en concevoir un autre.  Ordre que symbolise la perfection géométrique et économique de la forme des cellules de cire dans les ruches d’abeilles, dont le paradigme «praxéologique», que venait de développer A. Espinas puis T. Kotarbinsky, « maintenant clairement défini et amplement utilisé par L. von Mises« , permettra de rendre compte. La réduction, fort positiviste d’inspiration, de cette fin endogène à un «principe de parcimonie universelle» tenu pour une vérité a priori, ne retiendra pas son attention critique.

 

Attention critique qu’il exercera en revanche à l’encontre du paradigme «pragmatique» que développaient, en réaction explicite à l’emprise du cartésiano – positivisme sur la culture scientifique, C.S.Peirce et W.James puis G.Mead et surtout J.Dewey, dont « la logique, théorie de l’enquête« [40] constitue pourtant un exposé bien construit de ce que peut être l’exercice de la rationalité non réduit à la déduction syllogistique formelle [41]. C’est sur cette base que H.Simon caractérisera l’exercice modélisant et délibérant de la « rationalité procédurale« , qu’il synthétisera en 1983 dans « Reason in human affairs« . La dialectique délibérative de l’identification tâtonnante des fins intermédiaires et de l’invention intelligente de moyens possibles pour atteindre éventuellement ces fins, est un processus cognitif récursif intelligible : « La fin ne justifie pas les moyens mais les moyens produisent des fins qui les mettent à l’épreuve… »[42], et si  » la raison par elle même est instrumentale », nous pouvons faire de  » son exercice délibérant, l’image de  nos propres fins » [43].

 

 

Cette permanente exploration intentionnelle et récursive des interactions fins – moyens devient outil d’exploration ou d’invention familier du « champ des possibles », restaurant ainsi le caractère intentionnel, et plus généralement téléologique, de l’usage de la raison humaine . Que cet usage soit iréversiblement bon ou mauvais ne dépend pas des normes ou ordres auxquels se réfère l’exercice de la raison, mais de notre capacité à reconnaître dans le choix et la mise en œuvre des moyens une ré – élucidation potentielle des fins qui avaient permis leur élaboration .

 

 

 

Les desseins humains délibérés, émergents pour et par l’action humaine qui forme et transforme les institutions sociales se civilisant

 

 

Dans la complexité perçue de l’action humaine, tant individuelle que collective, la conscience des limites des capacités cognitives des acteurs devient ainsi la conscience, à la fois autonomisante et solidarisante, de leur « ingénium« [44], de leur capacité à inventer, à concevoir, à représenter, et à délibérer, en s’auto – éco – ré – organisant [45] … »ce que sera le prochain pas « [46], dans ce contexte dans cette période, au fil du temps.

 

Sans dessein humain, il n’est pas d’action humaine créative digne d’une société tentant, toujours maladroitement, de se civiliser. En l’ignorant ou en le niant, ne s’interdit on pas de se civiliser ? Ne condamne t-on pas les sociétés humaines à ne devenir que des sociétés d’abeilles ? Hayek introduisait sa thèse par une boutade attribuée à  Cromwell : « On ne monte jamais si haut que quand on ne sait où l’on va »[47]. Mais la question est-elle de savoir une fois pour toutes « où l’on va » que l’on monte haut ou pas ? N’est elle pas de se demander « où l’on voudrait aller, ici et maintenant « ?

 

Pourquoi la recherche scientifique, en économie politique comme ailleurs, devrait elle s’interdire et nous dissuader d’explorer, pragmatiquement et poïétiquement, à dessein, les champs des possibles qui s’ouvrent à chaque pas à l’action humaine lorsqu’elle se perçoit complexe et  téléologique, se finalisant à chaque pas ?

 

Si nous voulons une science citoyenne, responsable et solidaire, qui s’intéresse aux «faires» (les actions humaines à dessein) autant qu’aux «faits» (leurs résultats, tels que les institutions sociales), ne devons nous pas l’inviter à conjoindre, toujours plus ingénieusement, Pragmatiké et Epistémé, plutôt qu’à disjoindre, toujours plus catégoriquement, un présumé fatal Kosmos et un présumé naïf Taxis?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES

 

 

 

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*G.Vico, « Principes d’une Science Nouvelle« , Edition Nagel, (traduction – Doubine,1957) 1986

 

*G.Vico, « De l’antique sagesse de l’Italie« , 1710, (traduction Jules Michelet,1835, présentation B.Pinchard ), ed.Flammarion , GF., 1993.

 

 




[1] Cet article parut d’abord en traduction française en 1967 dans un recueil d’essais rédigés en l’honneur de Jacques Rueff : « Les fondements philosophiques des sociétés économiques (textes de J. Rueff et essais rédigés en son honneur le 23 août 1966) » rassemblés sous la direction de e.m.Claassen, ed. Payot – Paris. L’original anglais parut très peu après  dans « Studies in Philosophy, Politics and Economics« ,  ed. Routledge & Kegan Paul, London (Chapter Six, p. 96-10), complété par deux brèves « notes supplémentaires « argumentant les possibles origines gréco-latines de la distinction qui lui importe entre naturalisme et positivisme. Ajoutons que la thèse qu’annonce ce titre court la plupart des œuvres de F.A.Hayek au moins de 1950 à 1988 .

[2] Qu’on lise l’exergue de G.Ferrero qui ouvre « D.L. L. », extraite d’un ouvrage publié à New York en 1942 (exergue dont j’extrais cette formule). Puis qu’on lise l’exergue de Pindare (« O mon âme, n’aspire pas à la vie éternelle, mais explore le champ des possibles« ) qu’A.Camus plaçait à l’ouverture du « Mythe de Sisyphe » publié à Paris la même année, ou encore ses dernières lignes :  » La lutte elle même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux. » . Comment alors être certain et enseigner avec arrogance, que la résignation, seule est légitime ? Albert Camus avait il découvert ce vers des Pythiques III de Pindare en lisant «Le cimetière marin» publié en 1917 ? N’est il pas significatif que ce vers serve aussi d’exergue, dans sa version grecque originale au célèbre poème de P.Valéry, poète et épistémologue qui méditant devant « la mer, la mer, toujours recommencée…« , nous dit « …le vent se lève ! … il faut tenter de vivre ! » ?

[3] « La fabrica della mente  » retiendra très heureusement l’attention de B.Pinchard dans « La raison dédoublée« , ed. Aubier, 1992, « pour décrire les pouvoirs structurants de l’esprit humain au-delà de ce qu’en disent les livres et les doctes, comme aimait à le dire Vico »(p.13). Faut il rappeler que le « dernier texte important de Vico, le discours «De mente heroica» (1732) fustige ceux qui pensent que la capacité de créer est épuisée chez les hommes … » (cf l’étude d’A.Pons : « Vico et la «barbarie de la réflexion» »  dans « Figures italiennes de la rationalité « , dir. C.Menasseyre & A.Tosel, ed. Kimé, 1997,  p355.).

[4] « La crise de l’existence européenne… n’est pas un obscur destin ; ce n’est pas une fatalité impénétrable ; il est possible … de la rendre compréhensible …grâce à un héroïsme de la raison qui surmonte définitivement le naturalisme…« . Ne faut il pas relire cette célèbre Conférence donnée en 1935 par E. Husserl à Vienne ? (reprise dans « La crise des  sciences européennes…« , trad. Française, ed. Gallimard, 1976, p.382).

[5] Séduction dont on peut pourtant se défendre en s’exerçant avec plus de soin encore à ces exégèses érudites.  Un exemple illustrera cet argument : F. Hayek ignorait il l’essentiel de la pensée de Vico lorsqu’il en extrayait, dans « La présomption fatale« , «cette remarque profonde selon laquelle « homo non intelligendo fit omnia » (l’homme devint tout ce qu’il est sans le comprendre ; Opere, V, 2°ed. G.Ferrari , 183)». Remarque profonde qu’il portait au crédit de sa thèse reliant en une même lignée Mandeville, Herder, Vico et C.Menger sans observer qu’elle contredisait l’argument fondateur de l’herméneutique vichienne. Pour m’assurer de la profondeur de cette remarque attribuée à Vico, mais ne pouvant accéder à l’édition italienne de 1854 à laquelle curieusement Hayek se réfère en 1988, il m’a fallu quelques tâtonnements pour vérifier le contexte de cette petite phrase noyée dans l’œuvre immense de G. Vico. L’exercice méritait pourtant le détour : Au § 405 (p.139) de l’édition Nagel – Doubine, 1986, des « Principes d’une Science Nouvelle« , on lit après «homo non intelligendo fit omnia (théorie due à Campanella)», «car si par son intelligence, l’homme déploie ses facultés et parvient à comprendre, lorsqu’il est privé de cette intelligence il fait de lui-même ces choses et en se transformant en elles, devient ces choses même. »? . Commentaire qu’Hayek affecte d’ignorer (probablement parce qu’il citait de seconde main ces cinq mots latins hors de leur contexte en italien), qui en modifie sensiblement l’interprétation abrupte qu’il en propose. Je trouve par ailleurs aisément sous la plume de G.Vico, nombre d’autres formules qui argumentent le contraire de cette résignation : à commencer par exemple par cette autre traduction de la même phrase de Vico (que cite P. Forget : « Vico et l’expérience humaine  du vivre » in « l’Art du Comprendre« , avril 1998 n°7, p.24) : « L’homme, en concevant déploie son esprit et comprend les choses, mais lorsqu’il ne les comprend pas il les fait à partir de lui-même et, en se transformant en elles, il les devient « (« Science nouvelle » 1744, 405). Ajoutons que les exégètes de l’œuvre de Vico soulignent que « «Non intelligendo» ne signifie nullement que l’homme ne comprend rien à ce qu’il fait, mais que le télos, le sens final et global des événements lui échappe… Le faire de l’homme … ce faire, capable de donner à l’homme tout un monde d’institutions, de lois, de relations, d’œuvres, ne livre pas de plan secret … » P. Gabellone, dans « Présence  de Vico « , Presses Université P.Valéry, Montpellier, Prévue, 1996, p. 205.

 

[6] J.Piaget : »Le fait nouveau, de conséquences incalculables pour l’avenir, est que la réflexion épistémologique surgit de plus en plus de l’intérieur même des sciences … » dans « Logique et Connaissance  scientifique  » ed. Encyclopédie Pléiade, 1967. Incidemment l’agressivité de Hayek à l’égard de J.Piaget ne témoigne pas en faveur de sa probité intellectuelle : Mentionnant, en 1988, un des premiers livres de Piaget de 1929, il qualifie sa pensée de « vision animiste, naïve et infantile du monde « (PF, p.67) Pour qui lit « La construction du réel chez l’enfant , 1929« , on voit où le bat blesse Hayek, d’autant plus douloureusement qu’il n’ose le désigner (Sans doute la phrase : « L’intelligence … organise le monde en s’organisant elle même« , p.311). Mais il ne la cite pas et il aurait été bien en peine de justifier ses insultes blessantes. Citations tronquées, procès d’intention et propos injurieux, de tels procédés sont ils dignes d’un discours scientifique qui se veut enseignable ?

[7] H.A Simon « The science of the artificial« , chapitre V des éditions de 1981 et1996 : « Social Planning : Designing the evolving artefact « . Traduction française de l’edition de 1981, titre : « Sciences des systèmes, sciences de l’artificiel » ,ed. Dunod, 1991, p. 143 – 169

[8] Dans un ouvrage récent, « l’Etat au cœur « , ed. Desclée de Brouwer, 1997) P. Calame et A.Talmant proposeront à l’Institution Etat d’assurer cette fonction de permanente refinalisation en suscitant des « lieux collectifs d’élucidation  des enjeux » (p.68)

[9] Cf. « Sciences des systèmes, sciences de l’artificiel« , p.165

[10] Le sous titre de l’original anglais est un peu différent : « Studies in the abuse of reason« , mais on ne nous dit pas comment reconnaître de façon certaine que l’on abuse de la raison. Si Hayek avait lu G.Vico, il y aurait trouvé un solide argumentaire historique pour reconnaître dans le discours cartésien, la formation de « la barbarie de la raison« , mais il aurait du même coup du reconnaître que la raison humaine est aussi capable d’héroïsme . Ce qui ne lui aurait plus permis d’être aussi catégorique « 

[11] Introduction de l’article « The result of human action but not … ». Je ne reprends pas la traduction française publiée en 1967, qui est au moins maladroite, traduisant « misleading » par « faux « puis  par « erreur grave« , « division » par « distinction« , et « those which are… » par « qui dit… ». Cette thèse est reprise dans « D.L.L.1. », p.22 : « § La fausse dichotomie du «naturel» et de «l’artificiel» « .

[12] « D.L.L.1. » précise : «physei», qui signifie «par nature», et en contraste, soit «nomo», que rend au mieux «par convention», soit «thesei» qui signifie en gros «par décision délibérée» ».

[13] cf.: « D.L.L. 1 « , § « la fausse dichotomie du «naturel»et de «l’artificiel»« , p. 23 de la traduction française, PUF. 1980

[14] La note 18, chap.1 de D.L.L.1., évoque explicitement ce chapitre 5 de « La société ouverte et ses ennemis « , tome 1

[15] « Tractacus Théologico – Politique« , 1670, p.16.

[16] N’est il pas curieux qu’Hayek ait si longtemps et si ostensiblement ignoré les « Principes d’une science nouvelle relative à la  nature commune des nations« , alors qu’il semble si friand du moindre argument de type historique, que ce soit pour étayer ses thèses ou pour contester les auteurs qui s’y opposent ? On a noté qu’il ne faisait allusion qu’une seule fois à G.Vico dans son dernier ouvrage (PF, 1988, p.97 de la traduction française) en le citant sans doute de seconde main, ce qui le conduit à un contre sens (cf ci dessus, note 3). Je remercie C.Gamel qui m’a signalé cette ultime brève mention de Vico par Hayek dans PF. , p.97.

[17] A nouveau je traduis l’original anglais (p.97 de SPPE), la version française publiée me semblant trop approximative et curieusement incomplète.

[18] D.L.L. 1, p.41

[19] D.L.L.1., p.45

[20] « Ce qui distingue dés l’abord le plus mauvais l’architecte de l’abeille la plus experte c’est qu’il a construit la cellule dans sa tète avant de la construire dans la ruche « . K.Marx, « le Capital 1  » p.728, ed. Pléiade

[21], Je retiens ici le qualificatif « émergent « plutôt que celui de « spontané » adopté par Hayek, me souvenant de la définition qu’en proposait P.Valéry : « Le spontané est le  fait d’un système simple qui ne fonctionne qu’entre le désir et l’acte de le satisfaire. Le réfléchi exige un temps, qui est complexité, nombre de systèmes indépendants à coordonner, …  » Cahiers T. II Pléiade, p.1420

[22] La première édition paraît en 1969 ; elle sera traduite et publiée en français en 1974.

[23] P.Valéry : Variété II, in O.C. I, éd. Pléiade. , p.1075.

[24] Vignette que reproduit aujourd’hui encore  la statue qu’érigea la ville de Bruges célébrant un de ses plus éminents citoyens

[25] D.L.L.1., p.13

[26] « Le totalisme a rarement été aussi énergiquement proclamé que lorsque le fondateur de la sociologie, Auguste Comte, affirma à son propos que, comme en biologie, «l’ensemble de l’objet y est beaucoup  mieux connu et plus immédiatement accessible»que ses parties constituantes« . S.S.S. p.89. R.Barre, le traducteur, précise qu’il a pris le parti de traduire « collectivism » par « totalisme« .

[27] Citations extraites de l’article « Résultat de l’action des hommes mais  non de leurs desseins« , 1967

[28] « Les aspects de la tradition cartésienne que nous avons décrits sous le nom de constructivisme sont fréquemment mentionnés simplement comme le rationalisme » DLL 1. P.33

[29] J. Largeault a campé l’histoire de la formation épistémique du Constructivisme, puis des «écoles constructivistes en mathématiques», à partir de la fin du XIX°S. Voir par exemple le § IV « Du constructivisme » dans son « Que Sais Je ? « consacré à « l’Intuitionnisme« (1992). Le mot « constructivisme » fut également repris à partir des années 1920 pour désigner l’école (d’origine russe puis allemande) d’une nouvelle «conception dynamique de l’architecture» et d’un mouvement esthétique qui se veut « nouvelle logique ». Lorsque Hayek reprend le mot, il est déjà chargé de sens dans nos cultures, sens qu’il ne pouvait ignorer. Peut être pariait il sur l’inculture épistémologique « des membres de (sa) propre profession, les économistes » qu’il accusait, il est vrai, d’avoir « été contaminé par le constructivisme » (PF.p.97). Depuis lors, nombre de ces derniers, terrifiés sans doute par cette accusation, n’ont de cesse de certifier publiquement « qu’il ne sont pas constructivistes« , ce qui leur permet de dissimuler les hypothèses gnoséologiques fondatrices sur lesquelles ils légitiment leurs énoncés. (Voir par exemple M.Blaug : « Why I am not a constructivist ? Confession of an unrepentant Popperian » in RE.Backhouse, ed. « New directions in economic methodology« , Routledge, 1994, p.109+ : son lecteur ne saura pas «pourquoi il n’est pas constructiviste», mais il connaîtra, sous la description des «fléaux du constructivisme», p.130, une  liste des «variations sans fins» de doctrines et d’idéologies qui ne se relève  nullement d’une épistémologie constructivisme, et qu’il range d’ailleurs ensuite sous la bannière «d’un nouvel anti modernisme». Quand on veut tuer son chien, assure le dicton, on prétend qu’il a la rage ! Procédé qui manque de rigueur scientifique , mais puisque Hayek avait montré l’exemple  doit penser M. Blaug.

[30] cf.D.L.L.1. p.34

[31] Il faut, bien sur, parler des positivismes : réalistes, naturalistes, physicalistes, etc. « Le mot positif désigne le réel  » disait le créateur du néologisme, A.Comte. Comme il est légitime de parler des épistémologies constructivistes. Sur un même tronc gnoséologique (il en est au moins trois, le positiviste, l’idéaliste et le constructiviste), bien des branches méthodologiques et axiologiques peuvent se développer.

[32] J.Piaget , « Logique et Connaissance scientifique » , ed. Pléiade , 1967 , p.48.

[33] Si Hayek avait voulu argumenter son oxymoron du «constructivisme cartésien» (ou le pléonasme «positivisme cartésien»), il aurait pu se servir de la seule proposition  pré – constructiviste que l’on trouve en lisant scrupuleusement « le Discours de la Méthode« , formule qui permet de distinguer aujourd’hui les épistémologies «positivistes – réalistes» des «positivistes comtiennes» : le 3° précepte du Discours dit : «…conduire par ordre mes pensées en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu. , et en supposant même de l’ordre entre ceux qui ne se précédent point naturellement les uns les autres.  » . Cette « supposition » ne sent elle pas le fagot pour un scientifique qui ne croit qu’aux faits ? Mais, que les positivistes se rassurent, Descartes ne se laissera pas  aller souvent à ces écarts de langage ou à cet aveu gêné !

[34] « Cela conduisait au paradoxe d’une science niant expressément avoir un objet « . (article « Résultat de l’action des hommes , mais … » , p. 105 de la traduction française) . Sans objet « positif », une science (positive ou autre) serait  donc impossible ? Pour ne pas affronter ce dilemme, ne vaut il pas mieux attribuer à un tiers les errements que l’on trouve dans l’argumentation des épistémologies positivistes, tout en tenant par ailleurs des propos de facture que d’autres qualifieraient de « radicalement constructiviste  » ; par exemple : « Notre connaissance générale de la façon dont nous même et les autres nous conduisons …Nous «comprenons» la manière dont peut se produire le résultat que nous observons bien que nous ne puissions jamais être en mesure d’observer le processus entier.   « (S.S.S. p.58). Et lorsque Hayek  souligne qu ‘ «une science sociale féconde doit être largement une étude de ce qui n’est pas : une construction de modèles hypothétique…», D.L.L.1. p.19, ne préconise t il pas une « science sans objet » « , une science de ce qui « n’est pas  » (c’est lui qui souligne !). L’interdit positiviste d’une science sans objet positif n’est épistémologiquement guère tenable. Pourquoi  Hayek se croit il contraint de le faire sien ici, alors qu’il l’ignore là ?

[35] Chap.1 de « D.L.L.1. », et chap.2 de « Reason in Human Affairs « , Stanford University  Press. 1983

[36] D.L.L. 1. , p. 13.

[37] L’exergue de l’Introduction de D.L.L. 1. du à G.Ferrero (1942)  a déjà évoqué en note 2 : « Il semble qu’il n’y ait qu’une solution au problème : c’est que l’élite du genre humain acquière une conscience de la limitation de l’esprit de l’homme assez simple et profonde…, pour que la civilisation occidentale se résigne à ses inévitables désavantages « 

[38] Le traducteur de S.S.S. sera embarrassé et traduira « faute de mieux, «compositive» par «synthétique» » : cf. la note 1, p.54 de la traduction française .

[39] qu’il qualifiera de « téléologique« , en tenant ce terme pour « trompeur« , car  il faudrait assure t il, le distinguer de « normatif » . On doit se demander s’il a prêté attention à la définition argumentée  que donne Kant de « la téléologie , science critique » , et surtout à la discussion méthodologique qu’elle appelle , dans « la Critique de la faculté de juger » ?Cette définition de la discipline scientifique qui fait son objet de l’étude des processus de finalisation, la Téléologie, semble encore souvent ignorée de bien des scientifique qui, à l’instar de J.Monod , préfèrent prendre acte d’ «une flagrante contradiction épistémologique» (« Le Hasard ou la Nécessité« , 1970, p.32), plutôt que de convenir que « le concept de finalité est scientifiquement recevable « 

[40] L’ouvrage est publié en anglais en 1938  (soit dix ans avant « Human Action » de L.von Mises) . La traduction française de G.Deledalle ne sera publiée qu’à partir de 1963.

[41] Hayek se réfère  » à cette façon intentionnaliste ou pragmatique de représenter l’histoire  » en précisant qu ‘ il la tient de seconde main : La note 5 de chap. , p.12,  de D.L.L. 1. indique : »«Pragmatique» est l’expression primitivement employé , dans ce contexte , surtout par C.Menger (Leipzig,1882 ) »,  donc vraisemblablement avant que C.S.Peirce puis W.James , puis J.Dewey aient établi le statut du « pragmatisme », concept que Peirce disait avoir forgé (en 1878) à partir du  terme Kantien « pragmatisch ». Mais en 1973 ,Hayek pouvait il l’ignorer ?

[42] Tel est , ajoute  G.Deledalle, « l’essence du pragmatisme, inscrite en filigrane dans l’esprit de la philosophie américaine » , p. XVI de « La philosophie américaine » , 2° éd. 1993.

[43] « R.H.A« . p.106 , puis   p.70  : « Searching is the end ….From ends without means, we have come full circle to means without  ends .

[44] Je reprends le mot de Vico, qui s’étonnait, nous rappelle son traducteur, A.Pons, que la langue française n’ai pas su, à la différence des autres langues latines, fabriquer un terme pour désigner cette étonnante capacité de l’esprit à « relier » . On pourrait sans doute parler d’intelligence ou d’ingéniosité, voire de génie ou d’ingénierie . (« la vie de G.Vico écrite par lui-même, et autres textes, présentation , traduction et notes par A.Pons« , Ed. Grasset , 1981.  Cf.p.200 et 244.)

[45] M. Egidi rappelle, dans son commentaire sur la conférence de H.Simon sur « le rôle des organisations en économie« , la fécondité de la ressource cognitive originale apportée par les processus institutionnels et organisationnels, aux acteurs intervenant dans les systèmes économiques conscients des limitations de leurs propres capacités cognitives (par les processus de symbolisation, de mémorisation, de routinisation et d’apprenance qu’ils permettent). Cf. H.A.Simon, « An Empirically based microeconomics« . Cambridge University Press, 1997, p.116-119.

[46] « The basic question always is : « What shall be done next ?» ». (A.Newell & H.A.Simon : « Computer science as empirical inquiry : Symbol and Search » Conférence Turing , 1975, Communications of the ACM, March 76, Vol.19, Nb 3, p.113-125.

[47] En français dans le texte original anglais : elle serait  rapportée dans  « les Mémoires du Cardinal de Retz » et mentionnée par A.Ferguson.

Relier ce qui est disjoint

3 octobre 2008

Epistémologie

 

“Relier ce qui est disjoint”

 

A trop privilégier l’analyse et le cloisonnement disciplinaire, la pensée cartésienne appauvrit nos représentations du monde et sclérose l’invention des possibles Alors que la pensée complexe , privilégiant la relation, avive la compréhension et nous aide

 

fait voir les choses sous un angle réducteur. Face à cela, la pensée complexe nous aide à mieux comprendre le monde et

 à retrouver nos capacités d’action citoyenne, note Jean-Louis Le Moigne, professeur émérite  à l’Université d’Aix Marseille (1).

 

Dirigeant : Comment définir la pensée complexe ?

Jean-Louis Le Moigne : La complexité est une question et non une réponse, un défi à la pensée et non une recette de pensée. Elle n’est peut etre pas dans la nature des choses, elle est « façon de voir » nos relations au monde.

 

Etymologiquement, “complexe” signifie “ce qui est tissé ensemble”. La pensée complexe

repose sur le principe qu’il existe des implications mutuelles entre tous les objets arbitrairement isolés.

 

Elle  s’attache d’abord aux interactions entre les composants, à la fois ordre et désordre, elle ne sépare pas systèmes et écosystèmes. Elle tient la connaissance pour et par le produit d’une coopération entre la réalité perçue et les opérations mentales des observateurs.

 

s’intéresse

aux relations des parties au tout et du tout aux parties, ainsi qu’au dialogue entre ordre et désordre ; elle conçoit l’implication mutuelle entre systèmes et écosystèmes ; elle pose ses objets de connaissance comme les produits d’une coopération entre la réalité objective et les opérations mentales des observateurs.

 

D. : En quoi s’oppose-t-elle à la pensée dominante, que vous jugez “simplificatrice” ?

J.-L. L M : Le mode de pensée qui nous a été inculqué repose sur la disjonction, la réduction et l’abstraction. Disjonction, puisque cette pensée isole les objets de connaissance les uns des autres et privilégie l’analyse des parties au détriment de la compréhension des systèmes. Réduction, dans la mesure où le cloisonnement des disciplines aboutit à ne voir que la fragmentation – arbitraire – des phénomènes. Abstraction, quand on en vient à considérer que les formules et autres équations sont les seules réalités possibles.

La pensée complexe repose sur la conjonction, la contextualisation, la « Topique » disait Aristote. Elle  se veut association permanente des fins et des moyens qui mis en œuvre transforment ces fins, de l’organisé et de l’organisant, de l’action dans le présent et des actions passées et futures. E.Morin appelle cela « l’écologie de l’action » .Elle nous invite à « écologiser” les disciplines, c’est-à-dire tenir compte du contexte, y compris culturel et social, dans lequel elles s’inscrivent.

 

 

elle, cherche à lier ce qui est disjoint, à organiser le travail transdisciplinaire, à surmonter le divorce entre science et philosophie, à explorer la manière dont s’élabore la connaissance… De tout temps, la science a progressé grâce à la transdisciplinarité. Aujourd’hui, il nous faut “écologiser” les disciplines, c’est-à-dire tenir compte du contexte, y compris culturel et social, dans lequel elles s’inscrivent.

 

D. : Vous attaquez spécialement le cartésianisme et le positivisme. Pourquoi ?

J.-L. L. M. : Non je n’attaque pas , je propose de désacraliser, de dé monopoliser : Le raisonnement analytico-syllogistique dit parfait , celui des 4 préceptes cartésien

 

 La démarche cartésienne,

érigée en doctrine unique par le les  positivismes, a sacralisé l’analyse, autrement dit la dissociation d’idées, dressant des barrières étanches entre les disciplines. De plus, elle a posé la déduction logique comme seul moyen de parvenir à la connaissance. Or, il n’est pas de connaissance scientifique qui ne soit produite par médiations, comparaisons ou correspondances… et non par déduction syllogistique formelle.

Prenez Léonard de Vinci, et la manière dont il a eu l’idée de l’hélicoptère. Il est parti du dessin d’un boulon et sa pensée a suivi le cheminement suivant : “Comme monte le boulon que l’on visse dans l’écrou, de même montera l’hélice que l’on visse dans l’air”. Cette anecdote montre que le processus cognitif récursif du “comme” vaut autant que le processus cognitif linéaire du “donc”. Mais on continue d’enseigner que la déduction formelle dit seule le vrai sans jamais rappeler les axiomes très contraignants sur lesquels elle se justifie .

 

 sur les bancs des écoles que “comparaison n’est pas raison”…

L’autre critique que l’on peut faire aux positivismes concerne la vision “technicienne” qu’ils ont des affaires de la Cité : commençant par imposer aux citoyens certaines finalités (“l’ordre pour base et le progrès pour but”, selon la formule d’ Auguste Comte), il explique ensuite que les moyens de la politique sont devenus trop compliqués pour être confiés à des non-spécialistes !

 

D. : La pensée complexe serait donc aussi une question éthique, une certaine vision de la place de l’homme dans le monde ?

J.-L. L. M. : De nos jours, on ne peut plus prétendre être citoyen sans réfléchir au sens des concepts, des savoirs et des connaissances que l’on mobilise pour fonder son action. Si les citoyens n’ont pas cette exigence — et pour peu que les scientifiques eux-mêmes en viennent à la perdre —, les phénomènes de type “vache folle“ se répéteront et se multiplieront. Qu’il s’agisse des enjeux liés au génome humain ou des grands mécanismes économiques qui régissent le monde, toutes ces choses sont devenues trop sérieuses pour rester l’apanage des experts.

Beaucoup de “décideurs” rejettent encore la délibération sous prétexte qu’elle serait l’alibi de la non-décision. Pourtant, la complexité grandissante de notre monde exige encore davantage de confronter les points de vue pour mieux enrichir notre intelligence des contextes et des projets.

Comprendre, n’est-ce pas s’ingénier à inventer des actions possibles pour contourner des nécessités tenues pour fatales ?

 

Propos recueillis par Philippe Merlant

 

 (1) Il est aussi l’un des principaux animateurs de l’Association pour la pensée complexe (APC), présidée par Edgar Morin, et du programme européen Modélisation de la Complexité (MCX). Site sur la Toile :  www.mcxapc.org

 

La pensée complexe, une pensée qui relie

2 octobre 2008

Epistémologie

 

« La pensée complexe, une pensée qui relie »

 

A trop privilégier l’analyse et le cloisonnement disciplinaire, la pensée cartésienne appauvrit nos représentations du monde et sclérose l’invention des possibles Alors que la pensée complexe, privilégiant la relation, avive la compréhension et nous aide à retrouver nos capacités d’action citoyenne, note Jean-Louis Le Moigne, professeur émérite  à l’Université d’Aix Marseille 1.

 

Dirigeant : Comment définir la pensée complexe ?

Jean-Louis Le Moigne : Etymologiquement, “complexe” signifie “ce qui est tissé ensemble”. La complexité est une question et non une réponse, un défi à la pensée et non une recette de pensée. Elle n’est peut etre pas dans la nature des choses, elle est « façon de voir » nos relations au monde. Elle  s’attache d’abord aux interactions entre les composants, à la fois ordre et désordre, elle ne sépare pas systèmes et écosystèmes. Elle tient la connaissance pour et par le produit d’une coopération entre la réalité perçue et les opérations mentales des observateurs.

 

D. : En quoi s’oppose-t-elle à la pensée dominante, que vous jugez “simplificatrice” ?

J.-L. L M : Le mode de pensée qui nous a été inculqué repose sur la disjonction, la réduction et l’abstraction. Disjonction, puisque cette pensée isole les objets de connaissance les uns des autres et privilégie l’analyse des parties au détriment de la compréhension des systèmes. Réduction, dans la mesure où le cloisonnement des disciplines aboutit à ne voir que la fragmentation – arbitraire – des phénomènes. Abstraction, quand on en vient à considérer que les formules et autres équations sont les seules réalités possibles.

La pensée complexe repose sur la conjonction, la contextualisation, la « Topique » disait Aristote. Elle  se veut association permanente des fins et des moyens qui mis en œuvre transforment ces fins, de l’organisé et de l’organisant, de l’action dans le présent et des actions passées et futures. E.Morin appelle cela « l’écologie de l’action ».Elle nous invite à « écologiser” les disciplines, c’est-à-dire tenir compte du contexte, y compris culturel et social, dans lequel elles s’inscrivent.

 

 

D. : Vous attaquez spécialement le cartésianisme et le positivisme. Pourquoi ?

J.-L. L. M. : Non je n’attaque pas, je propose de désacraliser, de dé monopoliser : Le raisonnement analytico-syllogistique dit parfait, celui des 4 préceptes cartésien  érigée en doctrine unique par les  positivismes, a sacralisé l’analyse, la dissociation d’idées, dressant des barrières étanches entre les disciplines. De plus, elle a posé la déduction logique comme seul moyen de parvenir à la connaissance. Or, il n’est pas de connaissance scientifique qui ne soit produite par médiations, comparaisons ou correspondances… et non par déduction syllogistique formelle.

Prenez Léonard de Vinci, et la manière dont il a eu l’idée de l’hélicoptère. Il est parti du dessin d’un boulon et sa pensée a suivi le cheminement suivant : “Comme monte le boulon que l’on visse dans l’écrou, de même montera l’hélice que l’on visse dans l’air”. Cette anecdote montre que le processus cognitif récursif du “comme” vaut autant que le processus cognitif linéaire du “donc”. Mais on continue d’enseigner que la déduction formelle dit seule le vrai sans jamais rappeler les axiomes très contraignants sur lesquels elle se justifie.

L’autre critique que l’on peut faire aux positivismes concerne la vision “technicienne” qu’ils ont des affaires de la Cité : commençant par imposer aux citoyens certaines finalités (“l’ordre pour base et le progrès pour but”, selon la formule d’Auguste Comte), il explique ensuite que les moyens de la politique sont devenus trop compliqués pour être confiés à des non-spécialistes !

 

D. : La pensée complexe serait donc aussi une question éthique, une certaine vision de la place de l’homme dans le monde ?

J.-L. L. M. : De nos jours, on ne peut plus prétendre être citoyen sans réfléchir au sens des concepts, des savoirs et des connaissances que l’on mobilise pour fonder son action. Si les citoyens n’ont pas cette exigence — et pour peu que les scientifiques eux-mêmes en viennent à la perdre —, les phénomènes de type “vache folle“ se répéteront et se multiplieront. Qu’il s’agisse des enjeux liés au génome humain ou des grands mécanismes économiques qui régissent le monde, toutes ces choses sont devenues trop sérieuses pour rester l’apanage des experts.

Beaucoup de “décideurs” rejettent encore la délibération sous prétexte qu’elle serait l’alibi de la non-décision. Pourtant, la complexité grandissante de notre monde exige encore davantage de confronter les points de vue pour mieux enrichir notre intelligence des contextes et des projets.

Comprendre, n’est-ce pas s’ingénier à inventer des actions possibles pour contourner des nécessités tenues pour fatales ?

 

Propos recueillis par Philippe Merlant

 

 (1) Il est aussi l’un des principaux animateurs de l’Association pour la pensée complexe (APC), présidée par Edgar Morin, et du programme européen Modélisation de la Complexité (MCX). Site sur la Toile :  www.mcxapc.org

 

On theorizing the complexity of economic systems

2 octobre 2008

ON THEORIZING THE COMPLEXITY OF ECONOMIC SYSTEMS
Subject: ‘Documents Requested from EBSCOhost’
Date: Sat, 29 Aug 1998 07:42:29 -0400 (EDT)
From: ehost@epnet.com (EBSCOhost Mailer)

Magazine: Journal of Socio-Economics, Fall, 1995

ON THEORIZING THE COMPLEXITY OF ECONOMIC SYSTEMS
————————————————

ABSTRACT: Complexity challenges the « normal sciences » because they
are based on logical neopositivist epistemologies and, therefore,
have difficulty dealing with intelligible yet unpredictable
phenomena. This problem is of particular concern to neoclassical
economics. Empirical research is making it increasingly clear that
economic systems are basically complex systems and, as such,
cannot be understood by reduction and simplification. This article
discusses a theory of modeling and reasoning about complex
economic systems. It first examines « constructivist
epistemologies » as a possible foundation for the modeling of
complex systems, then presents an embryonic theory of the modeling
of complex systems, based on constructivist epistemology. Two
modeling tools–of organization by information and of intelligent
organizational decision–are proposed. The arguments presented
here suggest that economics will have to become a new science of
organizational engineering in order to utilize and contribute to
the emerging new sciences of complexity.

INTRODUCTION

Modeling is a principal–perhaps the primary–tool for studying
the behavior of large complex systems . . . Modeling, then, calls
for some basic principles to manage this complexity

–H.A. Simon (1990, p. 7)

Is Economics Ignoring Complex Economic Systems?

« The Failure of Armchair Economics » argued by H.A. Simon (1986a) is not
only a failure of « the sovereign principle of deduction prediction » or
the sovereign principle of « substantive rationality » (Simon, 1986b). It
is also a failure of a monodimensional (or closed) economic science as
discussed by Bartoli in « L’economie multidimensionelle » (1991). Whether
seen from an epistemological and methodological point of view (Simon) or
from a more historical and political point of view (Bartoli) or
discussed from an empirical (Simon) or ethical (Bartoli) viewpoint, the
arguments leading to a diagnosis of failure converge on two basic
questions: what is reasoning and what is modeling? These questions
underlie the main hypotheses which have defined scientific knowledge
since Aristotle: the hypothesis of rationality and the hypothesis of
complexity.

Other social scientists have considered some or all of the arguments
developed by Simon and Bartoli. But these two solid, different, yet
convergent studies in economics give us a sufficient understanding of
the state of the art. If the neoclassical economist is not convinced by
the works of Simon and Bartoli, I do not expect to convince him of the
« failure » of his armchair or the « scandal » of his textbooks on
microeconomics, to paraphrase Simon (1986a, p. 23).

The Reasons for the Failure to Consider
Alternative Paradigms

Before we consider alternative paradigms, we should first attempt to
explain the reasons for this persistent failure. Simon’s 1978 Nobel
Lecture offers the following suggestion (Simon, 1982, vol. 2, pp. 490-
491):

There is a saying in politics that « you can’t beat something with
nothing. » You can’t defeat a measure or a candidate simply by
pointing to defects and inadequacies. You must offer an
alternative. The same principle applies to scientific theory. Once
a theory is well entrenched, it will survive many assaults of
empirical evidence that purport to refute it unless an alternative
theory, consistent with the evidence, stands ready to replace it.
Such conservative protectiveness of established beliefs is, indeed,
not unreasonable . . . What then, is the present status of the
theory of the firm?

The last sentence, of course, could be changed to inquire as to the
status of the post-neoclassical economics paradigm with its basic
principles of monodimensionality of economics phenomena or subjective
expected utility. Simon answers his own question:

There can no longer be any doubt that the micro assumption of the
theory–the assumption of perfect rationality–is contrary to the
facts. it is not a question of approximation; they do not even
remotely describe the processes that human beings use for making
decisions in complex situations.

He adds (p. 491):

Moreover, there is an alternative. If anything, there is an
embarrassing richness of alternatives.

The challenge, of course, is to convince economists to pay attention to
the alternatives. In this regard, Simon’s Nobel Prize in economics made
a major contribution. It provoked a progressive focus of scientific
attention, not only on the inadequacy of neoclassical theory (« failure
and scandal ») but also on the conditions of the design of alternative
theories.

The Emerging New Sciences of Complexity

One of those alternatives is complexity theory. During the 1980s, a
general paradigm began to emerge for the « new sciences of complexity. »
It was epistemologically well grounded and effectively
transdisciplinary. It evolved out of work in the sciences of life
(theories of self-organizing systems), the sciences of nature (chaos
theory), the sciences of engineering (theories of networking, artificial
intelligence, and design), the sciences of man (theories of cognition
and of hermeneutics), and the social sciences (pragmatics).

A rather comprehensive presentation of this basic epistemological
breakthrough is available in the impressive works of Edgar Morin (1977,
1980, 1987, 1991, also 1990a, 1990b). A preliminary synthesis, Science
and Praxis of Complexity, was published by the United Nations University
(UNU) in 1985. Other good sources are the rich collection of articles
edited by Bocchi and Ceruti (1985) and the series of proceedings of the
Colloques de Cerisy (1983, 1990, 1991).

The growing interest in the paradigm of complexity led to the 1988
publication of the now-classical book Economy as an Evolving Complex
System, edited for the Sante Fe Institute by P.W. Anderson (Anderson et
al., 1988): An even more convincing application to economics is
Bartoli’s L’Economie Multidimensionelle (1991). After pointing out the
weaknesses of neoclassical economics, Bartoli devotes the last part of
the book to what he calls » discernible itineraries. » In short, he points
out our growing ability to model the complexity of phenomena in
economics in order to develop our collective capacity to understand them
(« the quest for meaning »). A third very useful discussion is presented
by Vullierme in Le Concept de Systeme Politique (1989).

By the end of the 1980s, the attention of economists working on this
frontier was converging on two related topics: the rationality of the
reasoning processes involved in economic behavior (first argued by
Simon; see also Hogarth & Reder, 1986) and the complexity of the
modeling processes of those economic systems (recently illustrated by
Bartoli). Today, this convergence gives us the basic principles on which
we can organize the search for a paradigm of economic systems perceived
as complex systems. The aim is not to eliminate the neoclassical
paradigm but to design an alternative that can help the economic actors
to « understand what they do » and to « do things which make sense. » The
remainder of this article discusses the main features of this new state
of the art.

THE EPISTEMOLOGICAL FOUNDATIONS OF THE MODELING
OF COMPLEX SYSTEMS
Complexity: The Essential Unpredictability

The essential feature of the concept of complexity is its intelligible
unpredictability. In other words, a complex system can be modeled as an
« open » system, a systemic model which can exhibit incompletely expected
behavior in a way that is understandable to the model builder. Such a
property is unacceptable to the « classical » scientific disciplines
because their aim is precise understanding and explanation of the
currently unpredictable behavior of the phenomena they are studying.

There are many other useful definitions of complexity. I discussed some
of them in a paper titled « Conception de la complexite et compexite de
la conception » (Le Moigne & Orillard, 1990). However, I will not discuss
them here because I believe that the unpredictability argument is strong
enough to summarize all of the other features of a complex system,
particularly an economic system.

The classical epistemologies reject this conceptualization of complexity
as a scientific concept because they assume two hypotheses: the
ontological hypothesis and the deterministic hypothesis. They assume
that the phenomena described by scientific knowledge have an essential
reality, independent of the observer, and that the reality is completely
explainable by causal laws which have to be « discovered. » From those two
hypotheses emerges a definition of « scientific truth, » and from that
understanding of truth (or « necessity »), there emerges a procedure to
reason about truth. Since Aristotle, this procedure has been known as
the « logic syllogism, » based on the « principle of the excluded middle. »
This principle is usually considered to be a natural principle which has
its own ontological status. This implies that the scientific models
would be enclosed or exhaustively described in a given and determined
universe–the universe of discourse of the corresponding scientific
discipline.

The Founding Hypotheses of the Constructivist
Epistemologies

The need for alternative epistemological hypotheses in order to model
complexity has been recognized since the very beginning of the sciences
(as far back as the pre-Socratics). In the modem age, this conclusion
has come from a number of disciplines ranging from quantum physics to
genetic psychology. Perhaps most importantly, it emerges from the
difficulties that arise with the rational application of « Cartesian
dualism. » That is, can we assume the complete separability of the
observing subject and the observed object when we consider only the
discursive knowledge formulated by the observer acting on (or in, or by,
or with) an object? Given that the ontological status and deterministic
characteristics of the observed object are hypotheses, it seems
legitimate to consider alternative hypotheses. This, in fact, has often
been done in the past 30 years, and among the alternatives suggested are
two hypotheses which appear to offer an adequate basis upon which to
model complex systems. Those two hypotheses are the Designed Universe
Hypothesis and the Teleological Hypothesis. The conjunction of these two
hypotheses leads to a definition of a « scientific plausibility » (or
« possibility, » or « feasibility; » « Verum et Factum Recipocrantur »–the
criteria and the rule of the true in the doing–as Vico put it in 1710
[Vico, 1987]).

The Designed Universe Hypothesis assumes that the modeler (or the
Observing System, according to Von Foerster, 1984) designs his own
experience of the world. That is, « he knows that he doesn’t know » the
world, which has an independent ontological status (the ontological
hypothesis). Instead, he knows only his own representations (or models)
of his usually constrained perception of his actions. That is, he knows
not the « real world, » but the real (for him) representation of a world
in which he perceives himself as acting. And he knows that he designs
(or constructs) these representations (which can be « complex, » including
some explicit unpredictabilities).

The Teleological Hypothesis was reintroduced in 1943 by N. Wiener, the
founder of Cybernetics, and his colleagues in a famous paper titled
« Behavior, Purpose and Teleology » (Weiner, Rosenblueth, & Bigelow, 1943)
purposeful system, usually aiming to pursue his own, changing purposes.
The Modeler also assumes that the modeled phenemona can possibly be
assumed to be purposive. In other words, instead of searching for an
« efficient cause » (« because »), the modeler searches for some « final
causes » (« in order to »).

The constructivist epistemologies based on those two hypotheses have
been developed in various formulations. J. Piaget, who reestablished the
concept of constructivism in 1967, spoke mainly of genetic epistemology.
Simon speaks of empirical epistemology (see, e.g., Sieg, 1990). Morin
talks about an epistemology of complexity. And von Glasersfeld (1988)
calls for a radical constructivism.

As is the case with the positivist paradigm, there is not universal
agreement on the definition of constructivism. Hayek, for instance,
considered that « the whole positivist (belief), of which legal
positivism is but a particular form, is entirely a product of that
Cartesian constructivism » (1967, p. 104). The local epistemological
dispute between positivism and realism sometimes leads to an
assimilation of positivism with constructivism, even though the first
two only refer to the ontological and deterministic hypothesis.
Nevertheless, after the 1967 publication of the Epistemologic
Encyclopedia edited by Piaget, we can correctly denote as constructivist
the epistemologies based on the two hypotheses of the Designed Universe
and Teleological Behavior. (For more recent comments, see Inhelder &
Voneche, 1985; Watzlawick, 1981; von Foerster, 1984; Segal, 1990; von
Glasersfeld, 1988; Le Moigne, 1990b, 1991; Ceruti, 1992).

It is likely that discussions among supporters of the different
formulations of constructivism will continue for the next few decades.
The new epistemological questions raised by the emerging « sciences of
cognition » are already acting as a sort of catalyst for those
discussions (« Isn’t cognition an ‘experimental epistemology,’ » asked W.
McCulloch in 1965 (1988, p. 359).

« The Search for the Middle » as an Operating Principle

If we agree to base the search for knowledge on constructivist
epistemologies, we have to accept the consequence with respect to the
definition of the reasoning process: the operating principle of the
« excluded middle » is no longer required. We reason on models or symbolic
representations and not on separated and independent natural entities.

In 1920, Bogdanov wrote (1980, pp. 63-65):

It was long ago noticed that man in his activity, practice and
cognition, only joins and separates some given elements on hand. .
unifies elements of complexes of experience; the discerning
efforts separates them; nothing else, going beyond these limits,
can exist here. No logic or methodology was able to this day to
find anything else. But further investigation reveals that these
two acts, joining and separation, do not play an equal part in the
activity of man, or occupy in it an equal place. One of them is
primary: the act of joining. . . The other is derivative. The one
can be direct; the other is always only a result. . . Separation
is also secondary . . . A completely independent act of separation
which is not induced by some act of joining together cannot exist.

In other words, reasoning can be guided by any form of syllogism (or
conjunction), be it dialectical or rhetorical. The reasoning process can
be guided by the Principle of the Search for some « middles » (or « means, »
as suggested by Aristotle, 2d An, 10-30) instead of the Principle of the
Excluded Middle. When the aim of science changes from « objective truth »
to « intelligibly feasible, » the cognitive processes of reasoning have to
be more intelligible–that is, discursively reproducible or programmable-
-rather than exclude many avenues of search.

From Analytic to Systemic Modeling Methodology

The constructivist paradigm has a parallel consequence in terms of
modeling processes. The reductionist principle associated with nearly
all the positivist epistemologies was legitimized by its main aim: if
truth lies in the ontological reality of the observed object, the parts
of that object also have to be real or true. Therefore, in order to know
that reality, we can reduce it to its « simpler » parts and then describe
those parts. In this manner, the reductionist principle excludes the
hypothesis of the complexity of the observed phenomenon. Since the
publication of Descartes’ famous Discours de la Methode (1637), it has
been customary to apply this principle under the name of « the
methodology of analytical modeling. »

The modeling methodologies associated with the constructivist hypothesis
are not necessarily, nor even preferably, analytical. They are methods
for designing « created representations, » not for analyzing « discovered
realities. » Their purpose is to design possible symbolic modes that make
sense to the observer. The observers claim that they can establish some
correspondence between their empirical perceptions of their own
experiences (physical and cognitive) and such artificially designed
models. They know that they cannot develop a « proof of the truth » of
those models because they cannot correctly define the epistemological
concept of « certain truth. »

The ability to « design »–or to search for some middle (symbolic) terms
which meaningfully relate the behaviors and the purposes of the
observing system–has been studied for centuries. Aristotle’s Les
Topiques (1983b) illustrates this designing capability of the human mind,
as do the Leonardo da Vinci Handbooks (1987) read by Valery (1972 [1885])
design » which studies the process through which a cognitive system (seen
as an « information processing system ») elaborates, or creates or
« designs, » symbolic models. And the case of « self-organizing cognitive
systems » or « information self-processing systems, » or « autopoietic
systems » has been more specifically studied by several other authors
(von Foerster, 1984; Atlan, 1972; Maturana & Varela, 1980).

The emerging conclusion is the concept of « possible models » (see Jacob,
1981). For many classical scientists (and particularly for neoclassical
economists), this is a rather provocative argument. The deterministic
hypothesis leads them to believe that their theories are « true »
explanations of some natural, or real, unambiguous phenomenon. The
possibility that various alternative theories might be able to interpret
the same phenomenon is excluded.

The modeling methodology implied by the teleological hypothesis takes
into account this ability of the observing system to design various
possible models of its own experience and to interpret those models in
various possible ways. We recognize here a form of the contingency
theory attached to the theory of design (or modeling) of complex
systems.

In the last 40 years, the experience gained in the modeling of complex
systems has progressively led to a focus on one family of design
methods. That is the Theory of General Systems, seen as a Theory of
Modeling (see Le Moigne, 1977, 1991). This approach gives us a
methodology which is well grounded on the rich modeling experience of
nearly all the scientific disciplines. It can be seen as a sort of « New
Rhetorics » (Perelman & Olbrechts-Tyteca, 1970) or « New Dialects » (Barel,
1989) or « Natural Logic » (Grize et al., 1983). It is a tool for the
designers of systems conceived as multi-criteria models of complex
phenomena. It leads to another basic concept, the concept of « project »
or « complex project » (seen by Piaget, 1970, p. 20, as the « interaction
between the subject and the object »). Here, the teleological hypothesis
is of direct concern for the intelligibility of the designing process.
We cannot consider the classical criteria of objectivity or subjectivity
of a model, but we are concerned with a « new » criterion, the complex
criterion of productivity which, as observed by Aristotle, can often be
seen as a useful criterion of intersubjectivity.

These discussions of the methodology of design of (perceived) complex
phenomena have progressively led to a general formulation of an
alternative methodology of modeling known currently as the Theory of
Systemic Modeling (Le Moigne, 1990a). It is a well-grounded alternative
to the familiar Theory of Analytic Modeling. Scientists working in the
fields of socioeconomics have made important contributions to systemic
modeling (see, e.g., Lesourne, 1991). The works of E. Morin in Europe
and H.A. Simon in North America provided the decisive impetus which made
it possible to go beyond the too-limited resources of « cybernetics
modeling » (Kilt & Valach, 1966) and the related techniques often called
Systems Analysis or Systems Dynamics. These modeling techniques were
based on a basic hypothesis of permanent closure of the models. The
concepts of feedback loop and circular causality are useful, but not
sufficient to render an account of the complex behavior of many economic
phenomena.

Will Economics Abandon Its Energetic Metaphors?

>From the standpoint of economics, one important cultural consequence of
this shift in the general modeling paradigm is the rejection of the
classical Energetics Metaphor insofar as it is used as an explanatory
principle instead of a useful metaphorical heuristic. In their classical
theories, economists believe in the importance of a number of concepts
borrowed from energetics. Examples are the concepts of equilibrium,
entropic process, flow regulation, rate, throughput, speed, acceleration,
engineering efficiency, yield, potential, and power. Economists
sometimes believe that they have given to physical energetics one of its
important concepts, the Principle of Least Action, often called the
« Economic Principle » or the « Natural Parsimony Principle » (see Le Moigne,
1990b). And economists often argue that an economic theory based on an
energetics theory (mechanical, hydrodynamical, thermodynamical, etc.) is
scientifically « better » than another which does not explicitly refer to
energetics concepts, even if the theory still uses sophisticated
mathematics.

The use of the energetics metaphor as an explanatory hypothesis is, at
least in some cases, acceptable from a positivist point of view. However,
economists now realize that it cannot provide adequate understanding of
the behavior of the complex socioeconomics systems that they have to
deal with. Consequently, when they agree to shift their modeling and
reasoning processes to the framework of a constructivist epistemology,
they must be ready to abandon the simplifying hypothesis suggested by
the energetics paradigm. In the words of Bateson (1972), « To consider
social organizations as energetic phenomena and to interpret them in
terms of energetic theory is pure nonsense. »

In practice, the abandonment of the energetic hypothesis as the basis
for modeling economic systems should provide a useful incentive for new
epistemological discussions in economics. The argument of this article
is that those discussions should lead economists to establish guidelines
or canonical principles which focus on the related concepts of
Organization, Information, and Decision Making. Such a focus should help
economists design and use symbolic models of possible behaviors in
complex contexts.

AN EMBRYONIC THEORY OF THE MODELING OF COMPLEX ECONOMIC
SYSTEMS: THE INFORGETIC THEORY
Modeling and Reasoning: What and How to Model

Such a theory of complex systems modeling can be presented in two sets
of arguments:

1. First, the identification of « what to model. » This set of
arguments articulates the main operating concepts involved in the
« designing » of complex systems models.

2. Second, the search for the « how » in the modeling process. This
set of arguments recapitulates the « reasoning » processes involved
in the modeling processes in order to simulate feasible expected
behaviors.

In practice, those two sets of arguments have a strong cognitive
interelationship. They are the two faces of the same coin and we do not
expect to invent or discover a « new » argument. The arguments have long
been a part of the modeling experience of the human race. A reading of
some of the works of Aristotle will make this clear (e.g., 1983a, 1967).

The presentation of the embryonic theory which follows will focus mainly
on the arguments that relate to the social and political sciences. The
purpose is the modeling of complex economic systems, but our evolving
cultural understanding of complexity does not allow us to define an
economic system in a way that clearly differentiates it from a social or
political system (the so-called « intellectual autarchy of economics; »
Nelson & Winter, 1982, p. 405). We will conclude that theory of complex
economic systems modeling has to be a theory of complex economics
organization engineering. That is, we are primarily concerned about its
« projects » or « methods » or « engineering. » These are generally defined by
its specific modeling and reasoning resources, or its Ingenium (Vico,
1987 [1710]).

The Modeling of Complex Systems is the Modeling
of Actions, Not of Things or Objects

The first operating proposition suggested by the constructivist paradigm
is that we do not perceive things but actions. « We only perceive and
represent acts, or operations, » wrote Valery in his Cahiers (1979).
Perceiving and modeling are themselves operations, purposeful
operations. « To represent a tree, » observed Leonardo da Vinci, « we are
forced to represent some context in which it reacts. We perceive and we
represent the interaction between the tree and its context. » This
alternative way of modeling is not familiar to most people. They are
accustomed to a fixed worldview and therefore search for immutable
things rather than temporal actions. One group that should feel
comfortable with the notion of modeling actions is economists. Most of
the concepts used in economics are verbal substantives. They are names
of actions, such as production, cooperation, competition, distribution,
equilibration, regulation, and capitalization. Economic phenomena are
usually first perceived and modeled as processes or operations.

Since the time of Aristotle, philosophers have known that the modeling
of perceived phenomena can be done through an active evolving form,
joining its actual movement and its potential final cause, or dunamis.
And this conjunction can be usefully interpreted in teleological terms:
the behavior being intelligible through its final causes, which are
« potentialized » or « memorized » through its successive behaviors. This
evolutionary modeling of economic phenomena–seen as both active (or
functioning) and evolving (or self-transforming)–is illustrated by the
« evolutionary theory of economic change » developed by Nelson and Winter
(1982).

Environments are Interactions

In focusing on processes (both synchronic and diachronic or functioning
and transforming), the theory of complexity has led to a sort of
ecological theory of the concept of environment. The modeler cannot
consider that there exists some sort of « different things » in which the
phenomenon would be active. Instead, the modeled phenomenon is seen as
interacting with other phenomena. In other words, our classical
conception of environment (or substratum) « separated » from the
phenomenon has to be abandoned and replaced by a theory of a system’s
environment seen as a « carpet of various and tangled processes » (Bruter,
1974). Simon (1981) has suggested reversing the modeling procedure and
considering the phenomenon under study as an « internal environment »
which does not differ from the « external environment » except through the
focus of the modeler’s attention. This argument represents a change from
the focus of the classical cybernetic modeling, for which « clearly the
inner variables are the variables under the control of the system »
(Simon, 1990, p. 10). Systemic (or dialectic) modeling takes into
account the self-behavior of the ecosystem. The conditions of autonomy
of the phenomenon are in solidarity with the interrelated systems. « To
be autonomous, » said Morin (1980), « the system must be dependent. »

The Irreversibility Principle

The third characteristic of complexity modeling is the principle of the
irreversibility of time. The postulate of the irreversibility of time
has a long history stretching back to Heraclite (Prigogine & Stengers,
1988). It is implied by the concept of complexity seen as « essential
unpredictability, » the unpredictability of the creation. « Time is
creation, or it is nothing, » said Bergson ([1907] 1971). « Real things, »
if they do exist, may be reversible (or eternal?). Thus, one could refer
to « this stone » being the same now, a century ago, and a century into
the future. But the modeling of action is a modeling of action through
time. Action is represented by changes in space (movement or cinematics)
and in form (morphogenesis or dynamics). The teleological hypothesis
implies the irreversibility principle and the irreversibility principle
forbids use of the classical ceteris paribus reasoning (« all other
things being equal »).

The Reemerging Concept of « Organiz-action »

The concepts used to model the complexity of economic systems can be
theoretically articulated by the teemerging concept of organiz-action
(suggested by Morin, 1977). This concept is probably the main feature
and the main product of the theory of complexity modeling so far.

Organiz-action refers to conjunctions such as the following:

* the process and its results
* the observing and the observed system
* order and disorder
* whole and parts
* possibility and necessity
* actual and potential
* autonomy and solidarity
* differentiation and coordination
* cooperation and competition
* processing fields and processed flow
* the articulation and the gaps (or the slacks)
* the perceived world (the constraints) and the designed world
(the projects)
* regularities and singularities
* knots and links
* levels of networks and network of levels
* physical action and symbolic action
* communication and control (Wiener)
* information and decision
* assimilation and accommodation (Piaget)
* the channel and the code (Shannon)
* selection and reproduction

Such conjunctions are perceived in their inseparability. Such
dialectical reasoning has been used since the time of the pre-Socratics.
But it has tended to be ignored in the twentieth century because of the
dominance of analytical modeling, with its concept of structure (or
group, in formal mathematical terms).

The Canonical Form of « Organiz-action »

The concept of organiz-action dates back to the father of general
systems theory (Bogdanov, 1980 [1913-1920]; his name is actually a
pseudonym for A. Malinowski, Russian economist, biologist, medical
doctor, and political figure). It has been progressively redesigned and
« complexified » by a large number of prominent scientists, including E.
Morin, J. Piaget, and H.A. Simon. Their common objective was to guide
modelers in representing, in some intelligible fashion, the unseparable
key conjunctions perceived in complex systems.

Morin (1977, 1980) has proposed a canonical (or paradigmatic) form of
the concept, showing that it always gives account of any combination of
six archetypal actions: three transitive ones and three recursive ones.
The six are:

to maintain AND self-maintain
to relate AND self-relate
to transform AND self-transform

The dual consideration of the synchronic and diachronic characteristics
of the recursivity property of the organization can be expressed by the
conjunction of the self and the reorganization involved in any active
organization. That is an eco-organization. So, each time we consider an
organization, we have to consider it as:

an Eco-Auto-Re-Organization.

And, recalling that the concept of organiz-action (like the concept of
system) is designed as a tool for modeling complex phenomena, we focus
on its representational characteristics:

an organization is a representation
a representation that we are able
to model as an organiz-action

An organiz-action is a representation of a teleological system seen as
active, organized, and organizing, through its own information-
processing activity, both informed by the organiz-action which forms it
and informing–and transforming-this organization. The principle of self-
organizing systems (von Foerster, 1984 [1959]; Atlan, 1972; Morin, 1980)
or the corresponding principle of « organizational equilibration » (Piaget,
1968, 1975) suggests the following first step (or level) in the modeling
process, which can be presented as the constitutive correspondence
between information and organization:

INFORMATION ARROW RIGHT, ARROW LEFT ORGANIZATION

This basic and recursive correspondence can be called the Inforgetic
Paradigm. The name metaphorically evokes the Energetics Paradigm used by
the natural sciences. In the universe of discourse about the designed
representation of perceived complexity, we can state that information is
to organization (Org) what matter is to energy (Erg) in the universe of
discourse about the given and determined real world.

The first practical result of this metaphor is to offer us an
alternative paradigm (or epistemological parapet) each time we need to
refer to an energetics concept (such as flow or yield). The second
result is to suggest a sort of framework for our theory-building
endeavor. We can identify a first principle of this inforgetic theory,
the principle of organizational equilibration or of self-organizing.
This also can help us to take into account another key epistemological
assumption in order to model complex phenomena: the teleological
hypothesis.

The Second Principle of Inforgetic Theory: The Intelligent
Organizational Decision

The interactions between information and organiz-action are governed by
two sets of forces. The first is the chance and law dialectics, to use
the term introduced by yon Bertalanffy (1961; see also Monod, 1970;
Dupuy, 1982). The second is the projects, or the teleological behavior,
of the actors involved in the organiz-action, informing it and informed
by it. The entire behavior of the organization is not produced by a
deterministic law of spontaneous social order. instead, it is a result
of human design and of human action. This hypothesis is at least as
plausible as the famous alternative hypothesis of social organization
formulated by Hayek (1967). Hayek argued that what we observe are « the
results of human action but not of human design. »

The Information-Organization genotype has to be complexified in order to
model this capacity of human organizations to purposefully design their
behavior. (By genotype, I mean a structure, a mechanism, or a rule by
which to play the game.) This genotype is capable of engendering some
local models, according to Dupuy (in UNV, 1985). To do so, we must
consider the autonomous decision-making processes that are involved in
any organizational and informational process, according to Simon (1976
[1943]). Simon’s hypothesis has been examined by numerous other social
scientists who have concluded that the decision-making process cannot be
defined outside of its interactions with the informational and
organizational context in which it occurs (see, e.g., McGuire & Radner,
1972; March, 1988). Therefore, we need to complexify our initial
genotypic model:

from loop * 1:

INFORMATION ARROW RIGHT, ARROW LEFT ORGANIZATION
(I) (O)

to a new paradigm that takes into account the teleological decision-
making process involved in it:

to loop * 2:

Clearly, loop 2 is a more complex paradigm. The difference between it
and loop 1 can be compared to the Karl Marx’ famous distinction between
the bee and the architect (1965, p. 718). In this more complex paradigm,
the decision-making process must first organize the social organization
(O-D in the above model). In that process, the decision making is the
decision to inform itself, constructing and selecting symbols. At the
same time, it is itself formed and informed by the informational process
(loop D-I, generated by the initial loop, I-O). Those three interacting
genotypic loops constitute the basic framework through which we can
model any socioeconomic system in its perceived complexity.

This general definition of what I call the Inforgetics Paradigm does not
lead to a « problem-solving procedure. » Here lies the difference with the
physical energetics paradigm, which leads, for example, to the « problem-
solving » theory of gravitation. The basic argument of the new paradigm
is to propose a problem-setting procedure which can lead in some
meaningful ways to the modeling of complex, heterogeneous,
multidimensional socioeconomic systems.

This intelligible complexification of the inforgetic paradigm from:

allows us to theorize about complex organizations in conceptual terms
which can be named: the « Inforgetic Theory. » We have previously
recognized: as the first principle of this theory the « Self-Organizing
Principle » or the « Equilibration Principle » (also referred to as the
« Complexity from Noise Principle » or the « Organization from Information
Principle »).

The second principle of Inforgetic Theory is what I and others have
called the « Principle of General Intelligent Action » (see Newell & Simon,
1976; Le Moigne, 1990c, 1992). This principle arises from the
conceptualization of the adaptive behavior of the teleological
organization as proposed by Piaget (1975) and Simon (1980, 1981). It
takes into account the self-designing capabilities of the complex symbol
processing involved in the decision-making process. According to this
second principle, a complex adaptive system is an intelligent system,
« able to invent, » through its symbol-processing capabilities, some « new »
possible answers when purposefully dealing with unexpected and
unpredictable conditions. Empirical data often show such observable
invention behavior in complex contexts. However, classical and
neoclassical theories do not provide any way of modeling such behavior.

Modeling Complexity: Intelligent Reasoning

The understanding of intelligent organizational behavior requires more
thinking about the reasoning processes (the rationality) involved in its
modeling. In this regard, it is helpful to recall Piaget’s observation
(1977 [1937], p. 311) that « intelligence organizes the world by
organizing itself. » Rereading that sentence 40 years later, yon
Glasersfeld observed that it constitutes one of the « key arguments of
the constructivist epistemology » (1988). intelligence is here understood
as human intelligence–that is, it is the capability of the human mind
to build « mental » (or « symbolic ») representations of the world it
perceives and to « reason on it. » To organize the world is to build
organized and organizing representations of the perceived world–and, in
doing so recursively, to organize itself to process those
representations or to purposefully reason on them. In a constructivist
epistemology, this interpretation of the recursive behavior of a
cognitive organization appears as plausible. We know that many empirical
observations corroborate Piaget’s initial theory about organizing
intelligence.

In cooperation with Newell, Simon developed a major extension of the
theory of intelligence from the « intelligence of the human mind » to the
« intelligence of social organization » (see Simon, 1981, p. 7; Klahr &
Kotovsky, 1989). The key feature of the theory is to propose an answer
to the « how » question–how an intelligent activity is able to identify
either a « problem » or a « difference » in a perceived ill-structured
context, or how it is able to invent some alternative feasible
« solutions » to the problem and how it is able to evaluate the relevance
of those solutions vis-a-vis the purposes of the system.

The final stage, the choice of the solution to implement (the action or
the change of behavior), is, paradoxically, rather easy to understand.
However, the first stages of the processes are often perceived as
confusing. The pragmatic answers to the question « what to decide? » as
proposed in the various forms of syllogisms and the old wisdom of the
« Topics » do not help us to understand (and to learn) the procedural
answers to the question « how to decide? » In a seminal article titled « On
How to Decide What to Do, » Simon observed 1982, vol. II, p. 460):

Economics, which has traditionally been concerned with what
decisions are made rather than with how they are made, has more
and more reason to insert itself in the procedural aspects of
decision, especially to deal with uncertainty, and more generally,
with non-equilibrium (today we might use the term « evolutionary »):
phenomena. A number of approacheds to procedural rationality have
been developed in such fields as operations research and
management science, artificial intelligence, computational
complexity and cognitive simulation which might be of considerable
value to economics as it moves in this new direction.

The Two Hypotheses of Intelligent Reasoning:
Symbol and Search

As Simon argues, the modeling of the reasoning processes involved in an
« information-processing system » (such as a social organization) dealing
with « ill-structured (or complex) evolutionary phenomena, » can be seen
as the modeling of an « intelligent » system, because « Intelligence is
closely related with adaptability, with problem solving, learning and
evolution. A science of intelligent systems has to be a science of
adaptative systems . . . so long as we do not confuse adaptability with
the ability to attain optimal solutions » (Simon, 1980, p. 45). The two
key features of such a theory of intelligent systems have been
identified by Newell and Simon in a seminal contribution known as their
« Turing Lecture » (1976). Those two main hypotheses (or, as they also say,
« laws of qualitative structure ») are: the physical symbol hypothesis and
the heuristic search hypothesis.

The physical symbol hypothesis assumes that it is possible to represent
a « general intelligent action » (or a purposeful behavior in a complex
context) as a « physical symbol system » (« a machine that produces through
time an evolving collection of symbol structures which can design and
interpret »). The heuristic search hypothesis assumes that a physical
symbol system exercises its intelligence by search–that is, by
generating and progressively modifying symbol structures until it
produces a solution structure (by symbol computation).

The constructivist modeling of a reasoning process based on those two
« laws of qualitative structures » leads to the description of a procedure
in which the invention and the choice of the next step of the reasoning
process is seen as partially determined by the « results » of the previous
step. As such, it cannot be anticipated. Here lies one of the roots of a
fundamental distinction raised by Simon (after Aristotle) between the
two forms of rationality: the substantive and the procedural (Simon,
1982). Substantive rationality does not need any form of « intelligence. »
The sequence of the steps of the reasoning process is completely and
unambiguously described. It is usually called an « algorithm » or a
« regulation’s rule. » It is presumed to be independent of the
evolutionary behavior of the system in which and for which it is
running. It does not care about the context, which is once and for all
determined to be appropriate to the achievement of given goals within
the limits imposed by given conditions or constraints. Substantive
rationality appears as a form of reasoning relatively well fitted to the
case of well-structured, stable situations. It cannot truly be seen as
an « intelligent » form of reasoning since it does not require any form of
« invention » and it does not adapt itself to any unexpected changes in
the context. Simon observes that the Theory of Subjective Expected
Utility Maximization, endorsed by most neoclassical economists, is a
theory of the substantive rationality type. He asks whether or not we
can expect such a theory to fit the reasoning processes dealing with the
perceived complexity of economic systems. He concludes (Simon, 1986b, p.
39), « In this kind of complexity there is no single sovereign principle
for deductive prediction. »

Intelligent Reasoning with Complex Systems:
Procedural Rationality

The theory of intelligent systems gives us a guide to describe and model
the behavior of purposeful reasoning systems dealing with complex
situations. We can represent such behavior as an heuristic search
process generating and modifying symbol structures. Let us consider, for
instance, a very classical economic problem: the complex problem of the
efficient distribution of revenue. Empirical observations show that the
global amount of revenues to be shared depends upon the sharing rules
used by the « producers » of the revenues, who are also its « consumers »
(« the size of the cake depends on the sharing of the cake ! »). Are we
unable to cognitively take into account this empirical fact by arguing
that there exists no stable algorithm which can determine the
unpredictable form of the relationship between the GNP and the policy of
revenue distribution? We know that by trial and error, or means-end
analysis, we can use our own reasoning process to search one step at a
time. We cannot predict or predetermine the « result » of the process (the
efficient policy of revenue distribution, for instance), but we can
describe the procedure, or « how we intend to behave » at each step of the
reasoning process. This paradigm of « procedural rationality » was
proposed by Simon, who also suggested the metaphor of the « appropriate
deliberation of a jury. » Nobody can predict the end result with
certainty, but we assume that it will be produced by an effective
reasoning process. This is a process which can be modeled as the
« heuristic searches of a symbolic system, » that is, as « an intelligent
system » (Le Moigne, 1989a, 1990c)

Bounded Rationality: The Engineering of Complex
Economic Systems

The theory of procedural rationality clearly reveals the importance of
the practical limitations of the cognitive (or computational) capacities
(or resources) of any information-processing system. In developing this
argument, Simon introduced the concept of Bounded Rationality. It is not
the rationality in itself that is bounded. Instead, it is the processing
capacity of the computational system of physical symbols which seeks to
behave according to a given form of rationality, be it substantive or
procedural. This argument has become familiar to most economists.

Bounded Rationality affects the capacity of an adaptive system to
effectively manage its ability to generate symbols (the organizational
engineering of symbolization), to memorize symbols (the engineering of
memorization), and, correspondingly, to manage its own « attention » (the
engineering of the scarcest resource: organizational attention; see
Simon, 1988). None of these resources (symbolization, memorization, and
attention) are « given. » They are cognitively designed and built through
symbols computation and chunking (Newell, 1990) by the modelers who are
observing actors of their observed socioeconomic evolutionary
organization. Pitrat (1991, p. 338) observes:

[As] as an intelligent system must and can observe and model its
own teleological behavior, [it may] build a model of itself, and
in doing so, plan the search for some solutions to problems while
taking its own capabilities into account, monitor and oversee its
search processes, and understand why (or at least how), it has
found some result, so that it can (interpret) it and learn from
its successes and failures.

Complexity Means Many Satisficing Behaviors

This interpretation of the self-modeling activities of a complex system
helps us to understand the reason for the basic characteristics of the
behavior of an intelligent system. It searches for satisficing
solutions. That is, it knows that there is no unique solution to a
complex problem. Because it knows that, it deals with evolving goals and
evolutionary situations which it perceives (and models) as
multidimensional; it assumes the rational conclusion that no unique best
solution simultaneously fits the various criteria and various
representations of the problem. it can search and find some
« satisficing » solutions but it cannot compare those solutions in
absolute terms. All of them can be rationally, justified; all of them
appear as satisficing. This rational lack of determination is still hard
for most economists to accept, even though it is firmly based on
rationality and its epistemological roots.

Reasoning in Economics and the Sciences of Cognition

The engineering of cognition involved in the modeling of the procedural
forms of rationality which is developed in the framework of the
inforgetics paradigm also leads to some promising developments in the
areas of the new Natural Logics and the related field of the new
Dialectics and the new Rhetorics. When the reasoning processes are not
formally constrained to confuse the negation with the contradiction, the
« rational modelers » (be they logicians, mathematicians, or economists)
rediscover three old Aristotelian forms of rationality–recursive
reasoning, hologramorphic reasoning, and the fractalization procedure.
Recursire reasoning is perfectly described by an old rhetorial figure,
« the chiasmus. » Hologramorphic reasoning expresses a constitutive
relationship between the whole and the parts (see, e.g., Pinson et al.,
1985; Morin, 1990b). The fractalization procedure expresses the micro-
macro-cosmic duality involved in systems modeling, which is basically
different from the classical fragmentation procedure defined by
classical reductionism. All of the above are examples of contemporary
works on rationality which inforgetic economics can usefully tap to
enrich its own resources in terms of heuristic search dealing with
complex systems. (For additional comments on this topic, see Le Moigne,
1990a, 1990c; UNU, 1985, pp. 35-61, as well as the readings cited
therein.)

CONCLUSION: ECONOMICS INFORGETIC THEORY CONTRIBUTES
TO THE NEW SCIENCES OF COMPLEXITY

Inforgetic Theory is a tool to guide the economist in dealing with
complex problems. It answers the need for some alternative to the
neoclassical paradigm in economics. But how can we be sure that it is an
effective and relevant alternative? The answer lies in the doing.
Inforgetic Theory is a procedural type. It does not give any definite
answers. instead, it provides general searching procedures without any
guarantee of a successful search.

This article has reviewed and interpreted the work of some of the best
contemporary social scientists who have dealt with the complexity of
socioeconomic phenomena and concluded that given the present state of
knowledge, the inforgetics theory appears to be useful. However, it is
best seen more as a problem-setting approach rather than as a problem-
solving theory.

Here is, perhaps, the most important conclusion regarding the science of
complexity. It cannot be a positive science. Instead, it has to be a
fundamental science of engineering (or of design, as Simon said, 1981).
It has to be a science based on a project of knowledge, or a science of
« how to artificially design » a system which will, once built, behave in
a manner that is intelligible for its designers.

Neoclassical economists will undoubtedly have some difficulty in
accepting this idea that our discipline has to be considered as an
engineering science (which has nothing in common with an applied science)
deal with the engineering of symbolization. The recent design of the
symbolic concept of sustainability gives us a good example.
Sustainability is not a positive thing we expect to find in nature. We
also have to deal with an engineering of memorization and with an
engineering of attention. More generally, we have to deal with the
engineering of interaction between organization, decision, and
information. All of these must be seen in their intelligible and
irreducible complexity and also in their evolutionary interdependencies
with each other.

As they begin to understand the concept of the inforgetic theory of
complex systems, many economists will probably conclude that they are
like Monsieur Jourdain, the famous Moliere hero. That is, « they practice
it even though they did not previously know its name. » In this, they
will sometimes be correct, at least when they refer to their own
cognitive search process and reference it to some constructivist
epistemology. Once this admission is made, it is to be hoped that
economists will finally begin to deal effectively with the perceived
complexity of the world, even if they formulate their theory of modeling
in terms other than the inforgetics theory.

Simon summarized the problem and the opportunity with the following
assessment of the work of economists (1990, p. 13):

(T)he situations they wish to model are of orders of magnitude
more complex than the most elaborate models that supercomputers of
the present and future will sustain. We need to apply keen
intelligence whether or people or computers, to make sure that we
capture in our models the aspects of the world’s systems that are
important to us.

This article modestly suggests that Simon’s challenge can be met by
collectively joining the modeling resources of the social sciences and
of the engineering sciences to develop some form of inforgetic theories.
Such theories will enable us to deal with complexity in a much more
intelligent manner than is possible with the currently fashionable
energetics theory. Furthermore, the new inforgetics theories will be
learnable through practice, even if they are not yet easily teachable.

Acknowledgements: The inforgetic theory, including the analysis of its
epistemological foundations and its relationship to organizational
engineering, was born and developed in the research group GRASCE
(Research Group on Economic Adaptation, Systemics and Complexity) at the
University of Aiz-Marseillies III/CNRS. This paper owes its ideas to all
GRASCE members, past and present, junior and senior. I particularly
thank H.A. Simon and E. Morin for their personal encouragement and
stimulating contributions to the new science of complexity. A debt is
owed to my colleague, Robert Delorme, who was persuasive in convincing
me to write an English summary of this still-embryonic theory. Warm
thanks also go to Jean-Pierre Van Gigch and to R. E. Hartwick, who
contributed many improvements to the expression of these ideas in
English. As usual, the responsibility for any errors lies entirely with
the author.

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By JEAN-LOUIS LE MOIGNE, Universire d’Aix-Marseille III

Direct all correspondence to: Jean-Louis Le Moigne, Grasce-Ura CNRS 935,
Faculte d’Economie Appliquee, Centre Forbin Austerlitz, 15-19 Allee
Claude Forbin 13627, Aix en Provence, Cedex 1, France.

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Source: Journal of Socio-Economics, Fall95, Vol. 24 Issue 3, p477, 23p,
2 diagrams.
Item Number: 9603152323

Joyeuse méditation épistémologique sur la modélisation symbolisante de l’Intelligence

2 octobre 2008

 

Joyeuse Méditation Epistémologique

sur la Modélisation Symbolisante de l’Intelligence

 

 

 

SOMMAIRE

 

 

Les stratégies de modélisation des processus cognitifs, qu’ils soient artificiels ou naturels, s’inscrivent toutes dans un référentiel épistémologique qu’il importe d’autant plus de réfléchir qu’il risque d’être autopoïetique. L’intention explicite d’interdisciplinarité affichée par les sciences contemporaines de la cognition rend cette méditation épistémologique d’autant plus difficile que les épistémologies institutionnelles interdisent encore la production d’assertions scientifiquement garanties qui soient effectivement interdisciplinaires, arguant des légitimes dangers de telles entreprises. On propose ici une sorte de perspective cavalière des recherches qui se développent depuis quelque trente ans dans les champs que labourent les sciences de la cognition et les disciplines ou interdisciplines connexes, en l’articulant par l’exposé de trois stratégies modélisatrices dont on diagnostique les substrats épistémologiques : la Stratégie Positiviste naïve, héritière de la Phrénologie ; la Stratégie Empirique rusée, fondée sur le paradigme de la Symbolisation développé par H.A. Simon et A. Newell ; et la Stratégie Constructiviste Dialectique, qui contribue aujourd’hui à l’émergence des Nouvelles Sciences de la Complexité… et de l’Intelligence.

 

*

*      *

 

 

 

« Car l’ingéniosité a été donnée à l’Homme pour savoir, c’est-à-dire pour faire« 

(G.B. Vico, 1710).

 

 

Sans doute doit-on, en guise d’avant-propos, éclairer le lecteur surpris sinon irrité par l’insolite adjectif qui introduit le titre de cet article ? : tenir pour joyeuse une méditation épistémologique publiée dans une revue qui s’affiche, fut-ce « de manière novatrice » et « interdisciplinaire« , dans le champ de la Philosophie, cela est-il « convenable » ? Je pourrais sans doute arguer de l’efficacité de cette heuristique de recherche scientifique identifiée par K. Burke et transmise par Ch. Roig à Yves Barel qui l’exploitera dans sa dernière édition de « Le Paradoxe et le Système » (1989), qu’est « l’incongruïté épistémologique » (1). Mais ce détour technique ne m’aurait pas suffi à affronter le légitime courroux des académies : la caution d’H. Bergson me semble plus sérieuse. Ne nous propose-t-il pas, dans ce traité annonciateur des contemporaines « sciences de la cognition« , qu’il appelait déjà, avec W. Dilthey (S. Mesure, 1990) « Les sciences de l’esprit« , qu’est « L’Energie Spirituelle » (1919), un critère d’achèvement, et donc de scientificité, de nos méditations sur la vie et la destinée de l’homme : « Les philosophes qui ont spéculé sur la signification de la vie et sur la destinée de l’homme n’ont pas assez remarqué que la nature a pris la peine de nous renseigner là-dessus elle-même. Elle nous avertit par un signe précis que notre destination est atteinte. Ce signe est la joie. Je dis la joie, je ne dis pas le plaisir » (p. 28). Joie ineffable sans doute qu’évoque, fugace, un vers du « Cimetière Marin »? (« O récompense après une pensée qu’un long regard sur le calme des dieux« ). Joie dont chacun, pour lui-même, fait parfois l’expérience. Que je l’ai connue ici, méditant sur l’épistémologie des sciences de la cognition, ne convaincra bien sûr pas le lecteur de la pertinence de cette réflexion ; mais si je la connais c’est que j’ai rencontré ou reconstruit quelques solides batteries d’arguments que je tiens pour convaincants et que je peux dès lors exposer ou évoquer sans crainte exagérée quant à leur insuffisante rigueur ou à mon insuffisante probité intellectuelle !

 

Et puis confessons-le, les débats sur les sciences de l’esprit, de la cognition ou de l’intelligence (artificielle ou non) sont parfois si austères, et souvent si arrogants, qu’il n’est pas désagréable de se remémorer qu’ils peuvent aussi être ironiques et donc plaisants, voire joyeux !

 

 

 

I. INTERDISCIPLINAIRES, LES SCIENCES DE LA COGNITION SONT-ELLES DES SCIENCES ? (2)

 

Car la réflexion contemporaine sur « la modélisation en sciences de la cognition », contraignant tous les chercheurs à se faire interpeler, (parfois sans droit de réponse) par des partenaires non enregistrés sur les rôles de la discipline, suscite en effet une sorte de jeu sans règles encore admises, dans lequel la stratégie la plus aisée semble être celle de la mouche du coche. Je brûle de citer les noms de philosophes, de politologues, de logiciens, de mathématiciens, d’informaticiens, de neurologues, et de biologistes divers, qui depuis trente ans n’ont rien apporté d’autre aux sciences de la cognition et à l’Intelligence Artificielle que des pamphlets agressifs et relevant pour la plupart du procès d’intention, destinés à révéler par exemple le manque de sérieux scientifique ou l’inanité des thèses développées par H.A. Simon et A. Newell sur la modélisation des processus cognitifs naturels et artificiels. La stérilité « scientifique » de ces entreprises à objectifs « négatifs » (montrer que l’autre se trompe) n’apparaissant pas de prime abord, chacun faisant valoir que son action « positive » s’exerce en dehors du champ des sciences de la cognition. Seuls les philosophes ne disposent pas de ce prétexte, mais ils peuvent arguer de ce que leur fonction critique a valeur positive pour leur discipline académique. (Une ou deux dizaines de philosophes créateurs par siècle suffisant largement à occuper l’activité critique de plusieurs milliers d’autres).

 

Ce jeu de l’interpellation sans risque, qui a le mérite incontestable de donner l’accès aux publications académiques, impose aux chercheurs soucieux d’explorer le domaine de façon positive, voire constructive, une contrainte instrumentale particulière : les « attaqués » se défendant rarement et souvent de façon laconique, préférant consacrer leurs efforts à des investigations qu’ils espèrent prometteuses, le chercheur qui souhaite s’investir de son mieux dans le domaine se croit tenu de vérifier ou d’infirmer la pertinence de tant d’attaques, en s’exerçant fort scientifiquement, à la critique de la critique. Exercice frustrant qui consomme une énergie relativement considérable, et qui conduit pratiquement toujours au même diagnostic de « procès d’intention » : on attribue aux quelques contributeurs effectifs du domaine des propos qu’ils n’ont jamais tenus, propos que l’on va alors longuement condamner, ou on leur oppose un argument d’autorité ; pour ce qui est des philosophes par exemple, on arrive toujours à trouver, entre Platon et Heidegger, un philosophe renommé qui développera un propos ne corroborant pas telle ou telle thèse ! Ajoutons un effet pervers inattendu, dont a beaucoup souffert par exemple la science économique depuis trente ans : les chercheurs qui, dans une discipline bien instituée, voudront prêter une attention incidente aux développements des sciences de la cognition éventuellement pertinents pour eux, accèderont plus aisément aux nombreux « textes critiques » qu’aux relativement peu nombreux « textes sources ». J’observais à nouveau ce phénomène sclérosant, en lisant récemment encore une étude d’un économiste honorable (D. Fusfeld) dans une revue de science économique honorable (Methodus, 4, 2, Déc. 1992) consacrée à « la rationalité et les comportements économiques » (thème « interface » classique entre les deux disciplines) : l’incompréhension manifeste de l’auteur pour le concept de comportement « satisficing » (ou « adequate« ) développé depuis quarante ans par H.A. Simon (faut-il rappeler qu’il est aussi Prix Nobel de Sciences Economiques) est presque stupéfiante… dès lors que l’on accède aussi à son principal ouvrage « économique » (« Models of Bounded Rationality« , 1982). Mais si le jeune chercheur n’a pas un accès aisé à ce volume, et s’il lit de tels propos sous la plume d’un de ses maîtres habituels, dans une de ses revues habituelles, pourra-t-il repérer aisément le procès d’intention ? Pourra-t-il méditer sur ce concept original et complexe, qui s’avère potentiellement si fécond pour les renouvellements de la science économique contemporaine comme des sciences de la cognition ?

 

 

L’interdisciplinarité est-elle épistémologiquement tolérable ?

 

Ces constatations relèvent certes plus de la sociologie des communautés scientifiques que d’une réflexion sur la modélisation des complexes processus cognitifs. Elles révèlent surtout les effets amplificateurs que l’on observe plus spécifiquement dans les domaines contemporains de l’interdisciplinarité. N’importe-t-il pas d’en prendre conscience dès l’abord, pour dégager la discussion épistémologique que l’on attend de la gangue socio-culturelle qui l’enrobe ? Les sciences de la cognition sont à la fois « les plus nouvelles » (assure H.A. Simon) et « les plus développées » des nouvelles sciences (surtout si on leur incorpore, ce que je crois il importe de faire, les sciences de la computation, hélas appelées sciences informatiques par un curieux usage francophone (3)) : elles constituent donc le champ d’expérience par excellence de l’interdisciplinarité qui peut, pourrait, doit, devrait caractériser la connaissance contemporaine ?

 

Si bien qu’une méditation épistémologique sur les sciences de la cognition s’avère être aussi une discussion des fondements d’une connaissance et d’une cognition interdisciplinaire ; la cognition étant, faut-il le rappeler, « l’acte de connaître » (et englobant parfois « le résultat de cette action« , la connaissance : Le Grand Robert dixit). Attention préalable aux caractéristiques à la fois syntaxique, sémantique et pragmatique des concepts, qui appartient aux préliminaires de toute réflexion épistémologique, quel que soit son objet, et témoignage de cette « obstinée rigueur » léonardienne qui autorisera la joie de la création en nous protégeant de ses ivresses délirantes. Mais combien semble pauvre encore notre intelligence collective des fondements de la connaissance – et a fortiori de la cognition – inter-disciplinaire. Plus le citoyen, le philosophe ou le scientifique l’invoque et la revendique, plus elle apparaît comme une incantation : Rite pour les uns, Mythe pour les autres, quand sera-t-elle Epistémé pour tous (4) ?

 

Jamais répondrait sans doute J.P. Changeux, arguant, dès l’ouverture d’une Session Pleinière du Comité National de la Recherche Scientifique consacré à l’Interdisciplinarité (près de 1.000 participants, à Paris, Palais de l’Unesco, 12 et 13 février 1990) : « La thématique est certes inter-disciplinaire, mais… l’expression concrète sera multi-disciplinaire… car un des dangers de l’interdisciplinarité est qu’elle s’accompagne de la perte d’une expertise irremplaçable, tant pour l’expérimentateur que pour le théoricien. A vouloir parler toutes les langues on n’en parle plus aucune » (« Actes du Colloque Carrefour des Sciences, CNRS Paris, 1990. pp. 38-39). J.P. Changeux ajoutera très conséquent avec lui-même : « La recherche en sciences cognitives sera donc multi- et non pas inter-disciplinaire« . Conclusion qui résoud le problème en ne le posant pas ! : S’il n’est pas de recherche scientifique inter-disciplinaire, la discussion de son épistémologie semble aussi futile que celle concernant le sexe des anges. Et s’il est une recherche multi-disciplinaire, ses références épistémologiques se construiront automatiquement par l’addition arithmétique des épistémologies de référence présumées pré-établies des diverses disciplines composant l’addition !

 

Edgar Morin, à ce même colloque, aura beau appeler à une « articulation » des disciplines en quelque « projet commun » pour nous permettre d’échapper à la sclérose des « savoirs parcellaires » dont on ne sait pas à quoi ils servent, la thèse de J.P. Changeux sera plus volontiers entendue, les débats de ce colloque comme les textes des deux « Rapports de conjoncture du CNRS » de 1991 et 1993, en témoignent : plus sont insistants les appels à l’interdisciplinarité, moins semble se manifester la production effective d’une recherche interdisciplinaire identifiable comme telle. Je ne vois là nul calcul machiavélique de quelque académie jalouse de ses privilèges disciplinaires, mais plus banalement, un constat d’échec de ces académies : elles ne savent pas « faire », et ne sachant pas faire, elles préfèrent transformer leur légitime crainte des dangers en « interdits ».

 

Ne pouvons nous pourtant nous interroger sur les parades que l’on peut concevoir pour nous protéger de ces dangers « de perte d’un expertise irremplaçable« , et sur les dangers symétriques de la stérilisation de la connaissance par multiplication de ces expertises irremplaçables »… dont nul ne connaîtra plus le sens ?

 

Autrement dit, ne pouvons-nous nous exercer à méditer sur l’Epistémé, ou sur « l’Enseignabilité hic et nunc » des énoncés et propositions que nous produisons en développant, ici les sciences de la cognition, là les sciences de l’environnement, ailleurs les sciences de la complexité ?

 

 

L’interdisciplinarité en quête de stratégie

 

Défi d’autant plus stimulant que l’entreprise semble bien difficile. Tous les critiques de l’Intelligence Artificielle et des sciences de la cognition, comme ceux, moins nombreux mais plus éminents de la recherche inter- (voire trans-) disciplinaire, l’ont perçu depuis longtemps : le référentiel épistémologique développé par la science occidentale depuis un siècle et demi et désormais culturellement bien « assuré », ne permet pas de légitimer une connaissance scientifique autre que monodisciplinaire, définie par son « objet séparable » de connaissance. Ce référentiel épistémologique est sans doute pluriel, puisqu’on peut le doter de plusieurs noms : Positivisme, Réalisme, Positivisme logique, Réalisme modéré, néo-positivisme, post-néo-positivisme… Noms que l’on entend volontiers comme autant de bannières sous lesquelles combattent, en incessants tournois, de nobles chevaliers féaux du même Prince, La Science, remariée désormais avec la Philosophie, peut-être par un contrat de « séparation de biens » si l’on en croit G. G. Granger (« Pour la connaissance philosophique« , 1988), peut être par celui d’une « Nouvelle Alliance« , si l’on en croit I. Prigogine et I. Stengers (1979). Les uns combattent sous les bannières conjointes de Descartes et d’A. Comte, les autres de Newton et de Laplace, d’autres sous celles du Cercle de Vienne ou de ses illustres dissidents, de R. Carnap à K. Popper. Les joutes parfois seront méchantes, (ainsi R. Thom pourfendant I. Prigogine), mais l’Institution scientifique s’en amusera sans se fâcher « : « Ce sont de grands enfants, mais ils ne renient jamais leurs parents, autrement dit, les quelques hypothèses intangibles et sacrées qui fondent les « positivismes » (Ce label peut fédérer tous les réalismes : A. Comte l’avait choisi parce que « le mot positif désigne le réel« , Discours sur l’Esprit Positif, 1844) : Hypothèse Ontologique, Hypothèse Déterministe, Hypothèse de naturalité de la Logique syllogistique (Principe de Raison Suffisante et Principe de Moindre Action…)… la liste est brève, si les hypothèses sont fortes, et si chacune d’entre elles s’émiette en multiples variantes : naturalistes, idéalistes, empiristes, normatives, transcendantes, immanentes…

 

La solidité culturelle de ce corps d’hypothèse (il faudrait dire : de cette « Axiomatique » présumée universelle) se reconnaît à la stabilité de sa partie « visible » : depuis cent cinquante ans, la partie émergée de cet iceberg qu’est le « tableau synoptique des disciplines scientifiques » (ou encore « L’échelle encyclopédique« ) établie dès 1828 par Auguste Comte après qu’il eut comparé « les 720 classifications distinctes que l’on peut faire des six sciences fondamentales » Cours de Philosophie Positive, p. 137, et qu’il eut établi « la règle fondamentale qui doit présider à la classification des sciences« , p. 141, le « seul ordre vraiment rationnel« , n’a apparemment guère évolué. Les Institutions s’y réfèrent toujours, tentant parfois de l’amender localement, en ajoutant quelques nouvelles branches plutôt qu’en l’élaguant, se gardant bien de scier le tronc « de crainte de n’avoir plus rien à quoi se raccrocher ». Crainte si forte qu’elle empêche souvent de voir les quelques « classifications alternatives », parfois fort bien construites et très argumentées mais souvent encore immergées, que produisent les méditations épistémologiques qui accompagnent toujours les recherches scientifiques en quête de paradigmes : E. Morin ne suscitera pas d’attention immédiate lorsqu’il suggèrera au Grand Colloque du CNRS sur l’Interdisciplinarité de 1990 (p. 27), de considérer la classification proposée en 1967 par J. Piaget sous le nom du « Système Cyclique des Sciences » (Encyclopédie Pléïade « Logique et connaissance scientifique« ). Mais cette proposition s’argumentait sur un socle épistémologique qui ne pouvait être celui des Hypothèses constitutives des Positivismes. A défaut de pouvoir « scier le tronc » par décret, il faudra sans doute entreprendre une intelligente transformation morphogénétique transformant les racines à partir des feuilles plutôt que les feuilles à partir de greffes ! Avant de réfléchir aux conditions de cette « épistémogenèse« , demandons à ce robuste tableau synoptique des disciplines scientifiques de nous éclairer sur l’apparente impossibilité d’une reconnaissance académique des sciences de la cognition et des recherches scientifiques effectivement interdisciplinaires : non seulement il ne prévoit aucune case disponible pour une discipline qui se construirait sur un projet plutôt que sur un objet de connaissance tel que les sciences de la cognition, mais surtout il « interdit » la production d’énoncés scientifiques validés qui ne soient pas explicitement disciplinés (mono-disciplinés) : s’il appartient à une case, il ne peut appartenir aussi à une autre case de « l’échelle encyclopédique ». A. Comte l’avait fortement souligné : sur les 720 (6!) échelles possibles (« la plupart des savants en admettraient même vraisemblablement un plus grand nombre » précise-t-il ! p. 137), « une seule est vraiment rationnelle » ! Nul n’a jamais songé à contester cet argument d’unicité : pourtant la démonstration qu’il en donne est des plus légères ! : en montrant qu’il en existe au moins une, au prix d’une hypothèse au demeurant très contestable (« le simple est homogène au complexe » (p. 139), il ne montre nullement que cette solution « rationnelle » est unique !

 

Conséquence presque triviale de cette définition « positiviste » des disciplines scientifiques : il ne peut y avoir d’énoncé scientifique validé autre que « disciplinaire » (produit dans et par une discipline fondée sur un objet et une méthode unique). Donc tout énoncé explicitement inter-disciplinaire ne peut pas être positivement scientifique. Il s’agit là d’une conséquence ordinaire du « Principe du Tiers Exclus » dont tout positiviste vous dira qu’il est le « pont aux ânes » de la Science positive.

 

On comprend fort bien dès lors l’extrême prudence de J.P. Changeux que l’on évoquait précédemment : en concédant à l’interdisciplinarité le choix des thématiques de recherche, il l’y confinait, sauvegardant l’essentiel positiviste en lui interdisant « l’expression concrète des recherches« . J. Monod vingt ans auparavant (« Le Hasard et la Nécessité« , 1970, p. 32-33) ne disait pas autre chose lorsqu’il convenait de la « flagrante contradiction épistémologique » qu’il y aurait à fonder une recherche scientifique sur un « projet » plutôt que sur un « objet » de connaissance, « car le postulat d’objectivité est consubstantiel à la science« .

 

Une conviction aussi ancrée n’autorise guère la recherche tâtonnante de compromis tactique, et l’on comprend l’extrême difficulté que rencontre le chercheur scientifique soucieux d’explorer quand même un domaine interdisciplinaire, et en particulier celui des sciences de la cognition, tout en « gardant raison », je veux dire en se gardant des charlatanismes qui s’épanouissent comme des bidonvilles aux lisières des cités bien entretenues !

 

Comme nous avons maintenant la chance de pouvoir observer ces chercheurs audacieux (ou pour quelques uns, épistémologiquement peu conscients des dangers), nous pouvons aujourd’hui tenter de reconnaître les stratégies pragmatiques qu’ils mettent en oeuvre pour « progresser » quand même… puisqu’apparemment ils progressent, si l’on en juge par le volume des énoncés enseignables produit au sein de – ou par ? – ces « nouvelles sciences » que sont, selon H.A. Simon (1980), « les sciences de la cognition« . Leurs stratégies et éventuellement les théorisations épistémologiques qu’ils élaborent pour justifier ces stratégies, ou celles que nous sommes tentés de leur attribuer pour les « interpréter » ; que ces « postures intentionnelles » soient les leurs ou les notres, au fond importe peu dès lors qu’elles semblent intelligibles sinon pertinentes ! Détour heuristique que l’on peut sans scrupule emprunter ici à D. Dennett. (« La stratégie de l’interprète » 1987/1990 ; et « Lekton, vol. II, n° 1, 1992) et à T. Todorov (1978) qui introduisait déjà « les stratégies de l’interprétation » que semblent ignorer D. Dennett et son traducteur français).

 

Puisque l’on fait volontiers le crédit à ces chercheurs de ne pas enfermer a priori leur réflexion dans les ordres du seul rituel (fut-il académique), ni de la seule mythologie (fut-elle celle de Frankenstein), nous leur attribuerons une intention épistémologique délibérée : Epistémé aux multiples visages que l’on peut sans doute associer en trois paradigmes qui nous serviront, le temps d’un échaffaudage, à dessiner suffisamment trois grands profils, ceux peut-être qu’Epiméthée attribue à son frère Prométhée lorsque celui-ci se mêle d’élaborer des « modèles du cerveau, de la pensée ou de la psyché » :

 

            - la Stratégie Positiviste Naïve

            - la Stratégie Empirique Rusée

            - la Stratégie Constructiviste Dialectique.

 

 

 

II. TROIS STRATEGIES EPISTEMOLOGIQUES DES SCIENCES DE LA COGNITION.

 

1. La Stratégie Positiviste Naïve (ou officielle)

 

La Stratégie Positiviste Naïve est sans doute aujourd’hui la stratégie à nouveau dominante après la brève éclipse qui suivit l’infortune du Perceptron (les années soixante et soixante dix). Elle consiste à respecter scrupuleusement les injonctions de J.P. Changeux et à construire, en revendiquant une multidisciplinarité de façade, une discipline scientifique pour laquelle A. Comte avait explicitement prévu une (grande) case dans le tableau synoptique des disciplines positives de 1828, en l’appelant « Physiologie intellectuelle et affective » (aussi importante en volume que la Mécanique rationnelle), puis la « Physiologie phrénologique« . On irrite beaucoup habituellement les tenants contemporains de la Stratégie Positiviste des sciences de la cognition en leur rappelant la « lourde hérédité » qu’ils leur faut assumer ! A. Comte était en effet fort cohérent avec l’épistémologie positive qu’il reformulait, lorsqu’il tenait la Phrénologie introduite par Lavater et surtout F. Gall au début du 19ème siècle pour une prometteuse discipline positive. Celle-ci n’avait-elle pas tous les attributs requis : un objet, la correspondance entre les bosses de la boîte crânienne et les comportements moraux ; une méthode d’observation factuelle, permettant d’établir des tables reliant la disposition des bosses du crâne et la gravité des délits commis par les criminels et a-sociaux que l’on pouvait observer dans les prisons, ou la notoriété académique ou culturelle des génies du moment qui autorisaient éventuellement la palpation de leur crâne par un expert phrénologue après leur décés (voir par exemple « L’histoire de la phrénologie » de G. Lanteri-Laura, 1970, réédité pour suivre la mode « connexioniste » en 1993). L’hypothèse implicite d’une autre correspondance entre la forme de la boîte crânienne et celle des circonvolutions du cerveau tenue pour plausible, permettait d’espérer une solution au plus illustre des problèmes, celui de la correspondance de l’Esprit (la fonction ou le comportement) et le Cerveau (l’organe) ; en suggérant même une hypothèse simplificatrice par réduction familière aux positivistes, celle de la localisation organique des multiples fonctions cérébrales dans les divers lobes du cerveau. Hypothèse qui, on le sait, aura la vie dure puisqu’elle survivra à la phrénologie, (que les positivistes se résigneront à tenir pour une pseudo-science à partir de 1870-80 lorsqu’il leur faudra admettre que le liquide céphalo-rachidien qui s’insère entre le crâne et le cerveau ne permet plus d’espérer une correspondance « positive » entre les bosses du crâne et les comportements moraux du sujet) : on sait l’audience qu’a encore aujourd’hui dans de nombreux milieux scientifiques la thèse dite « des deux hémisphères » (le rationnel et le poétique, ou le digital et l’analogique) ; thèse bien innocente convenons-en, qui permet de spéculer en liberté  aussi longtemps « qu’on n’ouvre pas », plus innocente en tout cas que la phrénologie qui servit plus d’une fois à légitimer « scientifiquement » la condamnation pénale d’un innocent !

 

 

Les sciences de la cognition seront-elles un nouvel avatar de la Phrénologie ?

 

Que le positivisme, A. Comte en tête (il fut un ardent promoteur de la création de « La Société Phrénologique de Paris » en 1831) ait pu assimiler si spontanément cette discipline manifestement charlatanesque, (qu’ Hegel dénonçait déjà comme telle, dès 1808 à Iéna), cela mérite ici un instant d’attention. On peut certes tirer leçon de l’incident pour identifier les hypothèses de la « doctrine positive » qui la conduisent à ces « erreurs » d’interprétation (réalité ontologique de la correspondance organe-fonction ?, déterminisme causaliste de cette correspondance ?, etc…). Nombre de critiques du Positivisme-Réalisme s’y sont exercés : on y reviendra succinctement dans l’examen de « la troisième stratégie ». Mais on peut aussi prêter attention à un biais terminologique d’apparence secondaire : il fut fatal à cette « science du crâne » qui voulait s’appeler science de l’intelligence ou « phrénologie« , et l’exemple peut faire méditer les arrogants tenants de la désignation des sciences de la cognition par les « sciences cognitives » : Dans ses versions initiales, la phrénologie s’appelait « physiognomonie (riche d’une très longue histoire) puis la « crânologie » devenue « crâniométrie » (5) : désignation plus modeste mais sans doute plus prudente que celle de « phrénologie », ne postulant pas nécessairement la correspondance positive entre un présumé organe, le crâne, et une présumée fonction, l’intelligence » : l’ambition du programme de recherche pouvait sans doute enthousiasmer F. Gall et ses admirateurs, mais en postulant cette correspondance « crâne-intelligence« , il manquait sans doute de ce « sens du problème qui est la marque de l’esprit scientifique (G. Bachelard, 1938, p. 14) : les ressources de la syntaxe et de la lexicographie lui offraient pourtant les outils familiers de la rigueur intellectuelle qui aide tant le chercheur explorant des voies nouvelles. Les suites fâcheuses de ce laxisme terminologique ne se renouvelleront sans doute pas à l’identique pour les « sciences cognitives« , mais ce diagnostic peut éclairer la méditation épistémologique qu’appelle et provoque à la fois la modélisation intelligente de la cognition. Modélisation qui appelle une devise peut-être un peu plus complexe que la valéryenne devise GOFAI que moquent Haugeland et D. Dennett (Lekton, II, 1, p. 33) ;

 

« Si vous prenez soin de la syntaxe, la sémantique prendra soin d’elle-même« 

(Haugeland, 1985, p. 106).

 

 

plus complexe mais plus aisément praticable !

 

En prenant soin de la pragmatique, et que pouvez-vous vouloir d’autre,

prenez soin non seulement de la syntaxe et de la sémantique,

mais aussi de la façon dont leur interaction

interminablement affecte la pragmatique.

 

 

Que le pragmatisme anglo-saxon, souvent pratiqué dans une culture épistémologique très légère, ait forgé l’expression « Cognitive Science » (la revue scientifique portant ce titre paraît depuis 1976 (6) pour désigner une fédération de disciplines « intriguées » par les développements de « l’Intelligence Artificielle » depuis 1956) n’étonne sans doute pas beaucoup : nous sommes accoutumés à cet usage des approximations phonétiques par la culture Nord-Américaine, et nous savons sa langue capable de prononcer « cognitive science » pour dire « science du cognitif« , et donc « science de la cognition » : L’économie d’une ou deux syllabes est toujours bonne à prendre tant qu’on ne s’interroge pas sur son coût ! En traduisant « cognitive science » par « sciences cognitives« , en 1984-85, un très petit nombre de chercheurs parisiens commirent, je crois, une erreur d’inattention syntaxique et sémantique susceptible de susciter ultérieurement quelques effets épistémologiques et socioculturels pervers. Daniel Andler, l’auteur de « l’Introduction aux sciences cognitives » (1992) assure certes catégoriquement : « La question de savoir s’il est préférable de parler de sciences de la cognition ne mérite pas d’être posée. On dit «sciences humaines» aussi bien que «sciences de l’homme» et sans insinuer que les autres sciences ne le seraient pas (… humaines !)… En revanche en bataillant sur le nom, on ajoute à la confusion en laissant entendre que cette question d’appellation a une portée philosophique ou politique. Or il n’en est rien« . Mais il ne suffit pas d’affirmer pour convaincre, d’autant plus que, pour ma part au moins, j’ai fait « très explicitement entendre » cet enjeu épistémologique en l’argumentant scrupuleusement (voir « Genèse de quelques nouvelles sciences« , dans J.L. Le Moigne, Ed., 1976, p. 18, note 2). Le fait que le CNRS français ait tenu pour utile de récuser les désignations « Sciences humaines » et « Sciences sociales » au profit de « Sciences de l’Homme et de la Société« , corrobore en termes pragmatiques mes arguments syntaxiques et sémantiques : le citoyen, qui n’est pas habituellement au fait des codes en usage dans la communauté scientifique, peut légitimement s’intéresser à ses produits en les considérant dans sa langue naturelle, ou « au premier degré ».

Si on lui parle de sciences cognitives et pas de sciences de la cognition, il sera fondé à penser qu’il doit s’agir « d’autre chose que de l’étude de la cognition« . Sinon, n’appellerait-on pas sciences décisives les sciences de la décision ? Que peut-être cette « autre science » ? La mystification « phrénologique » a commencé le jour où l’on n’a pas été surpris d’appeler « la science du crâne » « science de l’intelligence« , et à la rencontrer ainsi à bien des détours de « la Comédie Humaine » (Faut-il rappeler l’engouement de Balzac pour la phrénologie ?).

 

Au chercheur qui s’irriterait de ce bien long détour terminologique, puis-je rappeler que nous ne disposons pas d’autres ressources que celle de la vincienne »Obstinée Rigueur » pour assurer les « énoncés enseignables » ou les « assertions garanties » (J. Dewey) que nous nous proposons de produire pour les sociétés qui nous accueillent. Même si l’usage devait confirmer durablement ce piètre néologisme franglais, nous contribuerons collectivement à son bon usage épistémologique en nous astreignant à méditer régulièrement sur la conjonction épistémologique complexe (syntaxique et sémantique et pragmatique) qu’il exprime. Ainsi peut-être les sciences cognitives échapperont-elles à la malédiction de la phrénologie (et de son ultime avatar contemporain, qui survit hélas encore en Francophonie, la graphologie).

 

 

Le Réseau de Neurone formel : un « topos » sans « lekton »

 

La stratégie positiviste naïve que l’on reconnaît dans bien des programmes de recherche en sciences de la cognition a connu dans les dix dernières années une accélération impressionnante suscitée par la rencontre du programme de recherche neurologique annoncé par W. Mc. Culloch et J. Pitt dès 1943 (voir Mc. Culloch, 1965) et des développements informatiques de la programmation parallèle : si l’esprit « positif » doit bien penser, il doit penser logiquement, ou syllogistiquement, en se référant aux « lois de la pensée » si remarquablement mises en forme par G. Boole en 1854. Lois que l’on peut « programmer » sur un « réseau électrique d’automates booléens  » qui deviendra bientôt un « réseau de neurones formels« , susceptible d’être programmé. Programmes neuronaux ou connexionnistes, dont l’exécution permettra la simulation de comportements présumés neuronaux ou cérébraux, dont on pourra expérimentalement vérifier « l’adéquation à l’original vivant« . Ce modèle du cerveau nous donnera ainsi le vrai – et non plus un possible ou approché – modèle du fonctionnement de l’esprit, réalisant le célèbre projet « léonardien » de P. Valéry : « Mon idée est fort simple. Je suis sûr qu’il y a une « mécanique » de l’esprit de laquelle relève tout – c’est-à-dire que tout doit pouvoir s’exprimer en terme de fonctionnement » (Cahiers, 1916). « Je voudrais faire de l’observation du fonctionnement de l’esprit ce que Léonard faisait avec le vol des oiseaux » (Cahiers 1942).

Ne peut-on oublier un instant l’hypothèse bien peu positiviste du nécessaire support matériel de cette expression du « tout de l’activité de l’esprit », aussi ineffable soit-il dès lors qu’on veut la « machiner » (la simuler à l’aide d’une machine) ? Paul Valéry tentait d’inventer ces « Nombres plus subtils, tout un matériel d’opérateurs permettant de penser… le fonctionnement du vivant-sentant-mouvant-pensant ; des notions ad’hoc » (Cahiers 1943). Et. W. Mac Culloch tentait de concevoir des « lektons » qui pourraient s’appeler des « psychons« , et qui seraient « à la psychologie ce que l’atome est à la chimie et le gène à la génétique » (dans un dernier article (1964) dont le titre, un vers de Shakespeare, révèle poétiquement le projet : « What’s in the Brain that Ink may Character ? » ; « That may express my love… » poursuivait Shakespeare). Hélas, convenait Mc Culloch, cette « inscription corporelle » (je reprends la belle traduction d’ »embodiement » proposée par F. Varela, la traductrice et les éditeurs de son dernier ouvrage traduit : « l’inscription corporelle de l’esprit« , 1991/1993), cette inscription corporelle du Lekton devient « l’application d’un monoïde libre sur un semi-groupe » dès qu’il faut, positivement, écrire le programme de simulation. Ainsi la question demeure : « What’s in the brain that ink may character ? » concluait-il mélancoliquement.

La mélancolie de W. Mc Culloch convenant qu’il ne savait pas encore concevoir un signe qui soit aussi symbole, une pensée simulable qui ne soit pas qu’arithmétique, la quête inachevée de P. Valéry poursuivant ces nombres plus subtils que les nombres (qu’il notait N + S), n’ont bien sûr pas suffit à décourager les chercheurs fidèles à la Stratégie Positiviste Naïve : ils devinrent de plus en plus nombreux et enthousiastes ; les Neurosciences, grâce au Programme de Recherche des Sciences de la Cognition prirent un nouvel essor, que la Psychiatrie n’avait pas su ou pu provoquer jusqu’alors. L’inculture épistémologique ne devenait-elle pas bonne conseillère ? Les développements des neurosciences affublées de la tunique des cognisciences donnait raison aux sarcasmes de P. Feyerabend sur l’épistémologie institutionnelle : « Qu’importent les méditations épistémologiques puisque ça marche ! » Tenir les (éventuels) lektons pour des « jetons » (token, ou digit... ou monoïde libre…) est peut-être un non-sens désespérant, mais cela nous suffit pour calculer des simulations fort variées et dont quelques unes, chacun en convient, semblent bien intéressantes. Réduisons le symbole au signe, le Positivisme nous y invite, et calculons gaiement !

 

Projet qui connaît depuis quelques années des développements si nombreux que les tenants institutionnels de ces Positivismes que l’on allait enfin pouvoir installer dans les musées de la science et de la philosophie, reprennent courage. La « philosophie analytique » se transmutait en une « philosophie de l’esprit » (quel curieux laxisme dans les innovations terminologiques de l’épistémologie anglo-saxonne !) et s’annexait une phénoménologie qui s’était pourtant initialement instituée en réaction contre les hypothèses fondatrices des positivismes.

 

Les théories de « l’action située » (« situated action« ) aux USA surtout, les théories de « l’Enaction » (F. Varela 1991-93) en Europe surtout, et les théories de la « vie artificielle » (en éthologie animale et sociale puis en robotique) se développent depuis quelques années, accompagnées d’une floraison impressionnante d’expérimentation par programmation informatique. Sans doute peut-on se demander si la « légèreté épistémologique » par laquelle ces travaux sont présentés est « soutenable » ou pas ? Les optimistes, dont je suis, feront valoir que si elle est insoutenable, on s’en apercevra bientôt. Les pessimistes, dont je suis aussi, feront valoir que les enjeux socio-éthiques de ces programmes de recherche sont trop dramatiques pour qu’on encourage les apprentis sorciers à persévérer dans une inculture épistémologique « indigne de l’esprit humain« . « Ne vaut-il pas mieux s’interroger sur le sens de ce que l’on fait plutôt que de faire des choses qui n’ont pour nous aucun sens ? » s’interrogeait il y a peu un chercheur informaticien de mes amis, excédé de se faire dire que « le problème des fondements avait été définitivement réglé par le programme formaliste de Hilbert et des Bourbakis« . Peut-on lui donner tort ?

 

 

 

2. La Stratégie Empiriste Rusée

 

La Stratégie Empiriste dont on observe aisément les manifestations dans pratiquement tous les domaines de la modélisation de la cognition, est aisée à reconnaître puisqu’elle développe toujours une problématique consciencieusement explicitée par H.A. Simon et A. Newell depuis leur rencontre initiale de 1952 : celle de « la simulation des processus complexes de traitement de l’Information par la computation de systèmes de symboles physiques« . Il faut je crois la tenir pour « rusée » en ceci qu’H.A. Simon a toujours veillé à se défendre de l’accusation d’anti-positivisme, en soulignant avec insistance la « positivité » (la réalité tangible, « l’inscription corporelle ou machinique », l’encre dont est faite le symbole) des artefacts et des artifices par lesquelles sont intelligiblement « représentés » les processus modélisés et simulés, aussi complexes soient-ils perçus. Quoi de plus positif » qu’un tour de magie si l’on vous donne les moyens de ce tour (comme cet étonnant recueil de « magie naturelle » de J. Wiegleb, 1789, sur lequel travaillait déjà le jeune H. Von Foerster !… (7)).

 

Ruse d’autant plus imparable que les interlocuteurs la connaissent : plus ses adversaires s’acharneront à souligner le caractère théoriquement et intellectuellement inadmissible des « énoncés », ou des « assertions », ou des « hypothèses » empiriquement étudiés ou étudiables, formulées par les chercheurs mettant en oeuvre cette stratégie empirique, plus reviendra la réponse d’H.A. Simon : nous ne concluons pas sur la réalité physiologique ou organique ou biologique de nos propositions, nous concluons sur la pertinence ou sur l’intelligibilité des « représentations » des phénomènes cognitifs que nous modélisons. Nous modélisons et nous simulons pour « comprendre« . L’ordinateur et les systèmes de symboles sont des artefacts physiques ou empiriques conçus précisément « à fin de » simuler. Et « rien n’interdit que la simulation puisse nous dire des choses que nous ne savions pas » (p. 15) : on ne peut ici qu’inviter le lecteur à reprendre le chapitre 1 de « Science des Systèmes, Sciences de l’Artificiel » (traduction 1991 de « The Sciences of the Artificial« , 1969, 1981) dans lequel H.A. Simon expose son argumentation épistémologique (une épistémologie qu’il appellera plus tard « épistémologie empirique » dans W. Sieg, 1990, p. 127), pour se convaincre, s’il en est besoin, du caractère « réfléchi » de la méditation épistémologique qui fonde cette « stratégie empirique« . Retrouvant à son insu l’argumentation de l’Ingenium de G.B. Vico, cette épistémologie empirique va inviter le chercheur à tirer « parti » de la supériorité de l’ingénieur sur l’observateur : pour décrire, comprendre, voire expliquer l’artefact ou la machine qu’il conçoit et réalise, l’ingénieur va pouvoir tirer parti « en plus » de la connaissance originale qu’il a de cette machine-modèle-objet désormais naturelle : il sait le projet  qui a conduit à le concevoir (sa Téléonomie) et il sait décrire et reproduire le pourquoi et le comment du tâtonnant processus cognitif par lequel il a été conçu et construit ou programmé (sa téléologie) : outre les descriptions anatomique de sa forme, et physiologique de son comportement, il sait de façon certaine le pourquoi et le comment de sa réalisation, au lieu d’être contraint à d’hypothétiques spéculations sur l’origine des objets naturels : transformisme, évolutionisme, génétique, sélection naturelle, créationisme divin… ? N’entend-t-on pas ici G. Vico : « De même que Dieu serait l’artisan de la Nature, de même l’homme serait le Dieu de l’artifice ? Oui bien sûr » : la science humaine ne serait donc rien d’autre en elle-même qu’un faire » (« De la très ancienne philosophie », 1710, p. 49 de l’édition TER 1987) ; « Tu trouveras en effet que dire le vrai et le faire sont une seule et même chose » (p. 58). Et le faire peut se dire (Lekton !) dès lors qu’on peut le faire. Ainsi pourront se dire et être « vrais » les récits des actions que nous ferons faire à nos (artificieux) modèles de la Cognition. Ainsi disposerons-nous « d’assertions établies empiriquement » auxquelles nous pourrons nous référer en raison gardant pour concevoir d’autres projets d’organisations de systèmes cognitifs (perception, mémorisation, communication, computation symbolique), puisque « l’ingéniosité a été donnée à l’homme pour savoir c’est-à-dire pour faire » (p. 59). A. Newell et H.A. Simon développeront cette méditation épistémologique en en inférant un programme de recherche dont on est loin d’avoir exploré encore tous les aspects, puisqu’il se fonde sur la théorisation de la symbolisation et de l’investigation (« Symbol and Search » : la difficulté à « dire » en français ce que veulent dire les « Lektons » que sont le « Search » selon H. Simon comme « l’Inquiry » selon J. Dewey, et « l’Ingenium » selon G. Vico, constitue peut-être la base de départ d’un autre programme de recherche), que présente notamment leur « Conférence Turing » (« Computer as Empirical Inquiry : Symbol and Search« , Communication of the ACM, March 1976) : il faut se résigner ici à cette mention en suggérant quelques nouveaux débats sur les développements possibles de ce programme de recherche. La publication, en 1990, de « Unified Theory of Cognition » d’A. Newell (présentant l’ambitieux programme SOAR, d’une part, et d’un riche article de synthèse d’H.A. Simon et A. Kaplan « Foundations of cognitive Sciences » ; (dans I. Posner, 1990, pp. 1-47), comme les actes des 21èmes (Klahr et Kotowsky, Ed., 1987), et 22ème (Kan Lehn, Ed, 1991) Symposium sur la Cognition de Carnegie, nous donnent aujourd’hui quelques « résultats » révélateurs de la fécondité de cette Stratégie Empirique Rusée, dont les communautés scientifiques francophones concernées n’ont pas toujours su apprécier la portée et les enjeux pour les développements contemporains des nouvelles sciences : les deux « Introductions aux Sciences cognitives » publiées récemment par D. Andler (1991) et G. Vignaux (1992) révèlent cette inattention épistémologique lorsque l’on compare leur contenu au recueil équivalent publié peu avant en Amérique du Nord, édité par I. Posner (1990). Inattention sans doute délibérée et révélatrice, dans le cas de D. Andler : puique H.A. Simon lui avait rappelé (en 1984) les quelques options épistémologiques ouvertes auxquelles les sciences de la Cognition pouvaient aujourd’hui se référer (Actes du Colloque de la Grande Motte, février 1984, sur l’exploration interdisciplinaire du Paradigme du Système de Traitement de l’Information, publié sous le titre « Sciences de l’Intelligence, Sciences de l’Artificiel ; avec H.A. Simon », A. Demailly et J.L. Le Moigne Eds., PUL, 1986 ; pp. 596-600).

 

Une des forces de la Stratégie Empirique tient à sa capacité à rendre compte et à présenter en extension des « résultats » établis par les chercheurs revendiquant l’usage exclusif de la Stratégie Positiviste. Le dossier consacré à la problématique de « L’Action Située » (« Situated Action« ) publié récemment par la revue Cognitive Science (vol. 17, n° 1, January 1993) illustre cela de façon très convaincante : la soigneuse « interprétation symbolique de l’Action Située » proposée par A. Vera et H.A. Simon résiste si bien aux critiques des éditeurs (J. Greeno, P. Agre, L. Schuman, W. Clancey) que dans leurs « réponses », les tenants de la stratégie empirique peuvent faire valoir de nombreux programmes montrant que la symbolisation permet de rendre compte des processus d’auto-représentation de ses comportements par un système ; elle permet donc de le comprendre sans imposer (ni interdire) des « croyances restrictivess » sur la « naturalité » des interactions d’un être humain ou d’un robot et de son environnement : « Continuons à construire et à tester empiriquement les théories selon la meilleure tradition de la science » conclueront A. Vera et H.A. Simon. Conclusion que les positivistes les plus acharnés ne pourront guère contester, même s’ils persistent à considérer qu’ils « parlent de la réalité et non de nos représentations de la réalité« , comme le soulignait déjà H.A. Simon dans les réponses à la discussion de sa conférence de 1965 sur « L’utilisation des langages de traitement de l’information en psychologie » au Colloque International du CNRS sur « les modèles et la formalisation du comportement » (Ed. du CNRS, Paris, 1967, p. 324).

 

 

3. La stratégie constructiviste dialectique

 

La stratégie constructiviste de modélisation des processus cognitifs, ne peut sans doute être considérée encore comme aussi solidement institutionalisée dans les pratiques contemporaines des recherches en sciences de la cognition, que les Stratégies Positivistes Naïves et Empiristes Rusées que l’on vient de discuter sommairement. Mais cette discussion nous a incité à prêter attention à quelques problématiques de recherches que l’on tient parfois en marge du champ encore bien incomplètement balisé des sciences de la Cognition, et que l’on rencontre plus volontiers sous les labels de l’épistémologie empirique ou expérimentale, des mathématiques intuitionistes (J. Largeault, 1993) et Non-Standard (H. Barreau, 1992), de la psychologie sociale et génétique, de la Nouvelle Rhétorique (Ch. Perelman, 1977) et de la Nouvelle Dialectique (voire de la Logique Naturelle (J.B. Grize, 1988), de la sémiologie (C.S. Peirce) ou de la sémantique générale (A. Korzybsky), de l’herméneutique (W. Dilthey), des sciences de l’autonomie, et des sciences de la complexité (E. Morin) ou des systèmes (J.L. Le Moigne). Bouillon de culture épistémologique particulièrement effervescent, au sein duquel les stratégies de recherche semblent parfois instables ou difficilement identifiables. Dans ce foisonnement, quelques repères s’avèrent « solides », si l’on en juge par la permanence et le nombre des références. L’Aristote des Topiques, de la Rhétorique et de l’Ethique, les Nominalistes médiévaux, G.B. Vico, le Kant de la Critique de la Faculté de juger, Hegel, W. Dilthey, C. Peirce, J. Dewey, H. Bergson, A. Bogdanov, G. Bateson et P. Watzlawick, G. Bachelard, P. Valéry, et bien sûr, pour nos contemporains, J. Piaget, H. Von Foerster (relu par L. Segal), E. Von Glasersfeld et E. Morin (auquel j’associerai volontiers le nom d’Y. Barel pour sa contribution à la Nouvelle Dialectique (7)). Et parce que les « systèmes de traitement de symboles permettent de décrire les structures d’interactions complexes par des programmes tirant parti du caractère récursif et combinatoire des systèmes de symboles« , H.A. Simon, 1965/67, p. 309, il faut sans doute associer aussi H.A. Simon à ces références définissant les « stratégies complexes » de modélisation de la cognition. J’ai argumenté en plusieurs occasion (J.L. Le Moigne 1993), et en particulier dans une étude intitulée « sur les fondements épistémologiques de la science de la cognition : contribution de la systèmique aux constructivismes » (E. Andreewski Ed., 1991, Systémique et Cognition, pp. 11-49), les raisons pour lesquelles on pouvait tenir pour « constructiviste« , cette stratégie qui se veut certes « empirique« , mais explicitement différente des stratégies positivistes, qu’elles soient naïves ou rusées, se définissant sur un autre corps d’hypothèses : l’hypothèse phénoménologique forte, celle du « système observant » qui connaît et donc représente « son » expérience de son action en situation ; l’hypothèse téléologique ou projective, dont la « posture intentionnelle » sera sans doute une expression possible qui libère le modélisateur de tous les a priori du déterminisme ; celle enfin que j’aime appeler « de l’Obstinée Rigueur » ou du « Principe de Raison Intelligente« , ou de « l’Ingénium » : la capacité de la raison à conjoindre. Sans doute devra-t-on l’appeler l’hypothèse de la Raison Dialectique, pour rendre sensible l’enfermement auquel le « principe de Raison Syllogistique – ou Suffisante » contraint les positivismes. C’est ce dernier argument qui incita J. Piaget, le « restaurateur » des épistémologies constructivistes contemporaines (« Logique et connaissance scientifique« , Pléïade, 1967, pp. 1240-1246) à qualifier expressément de « dialectique » cette stratégie constructiviste se définissant à partir de « l’interaction subjet x objet », ou mieux comme le proposait G. Bachelard dès 1934 dans « Le Nouvel Esprit Scientifique« , par « La méditation de l’objet par un sujet (qui) prend toujours la forme d’un projet » (p. 15). Dialectique plus inventive que déductive, qui sait que « pour séparer, il faut relier » et que pour constater il faut supposer« , selon le mot heureux de J. Ullmo interprétant à la fois G. Bachelard et J. Piaget dans son article sur l’épistémologie de la physique dans l’Encyclopédie Pléïade de J. Piaget (1967, p. 657). Dès lors « Rien n’est donné, tout est à faire » (J. Ulmo) ou « tout est construit » (G. Bachelard, 1938, p. 14) ; des modes oubliés de « constructions argumentées » de nos représentations des processus cognitifs, fussent-ils ceux du « Système Observant… s’observant » nous redeviennent familiers. Que l’on veuille bien relire ici « La connaissance de la connaissance » (le T. III de « La Méthode » d’E. Morin, 1986) par exemple, et l’on vérifiera que cette « stratégie constructiviste dialectique » (qui, me semble-t-il, englobe mais ne se substitue pas à « la Stratégie de l’Interprète » que développe pour nous D. Dennett) nous a déjà valu quelques « résultats » contemporains originaux et importants des « nouvelles sciences de la cognition« . Les Cahiers de P. Valéry auxquels nous commençons à pouvoir enfin accéder aisément ne constituent-ils pas, malgré leur forme certes peu académique, les « protocoles auto-interprétés » d’une fascinante activité cognitive capable à la fois de s’exercer, de s’observer et de se représenter ? « Un système intelligent peut et doit s’observer lui-même » concluait il y a peu J. Pitrat (1990), le pionnier fondateur des recherches en Intelligence Artificielle en France. De s’observer et donc de « concevoir l’acte d’observer » : c’est sans doute ici que s’amorce de façon décisive un des axes de développement les plus prometteurs des sciences de la cognition, celui qu’H.A. Simon a appelé « les Sciences de la Conception« , une science qui fasse son projet de l’étude des processus computationnel et cognitif de conception. « Concevoir, disait déjà Plaute (que rapporte Quatremère de Quincy dans « De l’Imitation« , 1823), c’est chercher (to search) ce qui n’existe pas et pourtant le trouver« . Un programme de recherche sans doute insupportable pour un positiviste, que l’on trouvera pourtant bien enthousiasmant pour la recherche scientifique – et donc épistémologique – contemporaine. Ne vous annonçais-je pas une « joyeuse » méditation ? : « Au lieu d’être tournée vers le passé, c’est-à-dire vers la répétition, l’action s’oriente vers des combinaisons nouvelles et l’invention proprement dite » (J. Piaget, 1936, p. 138), dès lors que nous entendons l’Intelligence dans sa complexité : « L’intelligence ne débute ainsi ni par la connaissance du moi, ni par celle des choses comme telles, mais par celle de leur interaction… L’intelligence organise le monde en s’organisant elle-même » (J. Piaget, 1937, p. 311). E. Von Glasersfeld nous a souvent invités à nous approprier cette étonnante définition de l’Intelligence qui définit à la fois un projet et une stratégie pour les sciences de la cognition. Fascinante puissance de la méditation épistémologique : elle nous ouvre des programmes de recherche qui font de l’intelligence et de la cognition des projets à concevoir plutôt que des objets à disséquer.

 

 

Jean-Louis LE MOIGNE

Université d’Aix-Marseille III

GRASCE – CNRS 935.

 

 

 

Notes

 

 

(1) Le concept « d’incongruité épistémologique » apparait en français pour la première fois à ma connaissance dans Y. Barel, « le Paradoxe et le Système« , 2ème éd., 1989, p. 315 Je l’ai interprété il y a peu dans un article intitulé : « L’Incongruité épistémologique des sciences de gestion« , à paraître dans « Revue Française de Gestion », janvier 1994.

 

(2) J’emprunte partiellement ce titre à Z.W. Pylyshyn (1986) qui intitule l’épilogue de « Computation and Cognition » : « What is Cognitive Science the Science of ?« 

 

(3) J’ai développé cet argument dans un article intitulé « La science informatique va-t-elle construire sa propre épistémologie ? » dans « Culture Technique« , n° 21, juillet 1990, pp. 16-31.

 

(4) Jacques Miermont, dans « L’écologie des liens » (1993), montre la fécondité de cette « intelligence trinitaire » de la communication interpersonnelle : le Rite, le Mythe, l’Epistémé.

 

(5) Voir par exemple la discussion proposée par M. Jarry « De la crâniométrie au Q.I.« , 1993.

 

(6) J’ai développé cette histoire de l’émergence de l’Intelligence Artificielle et des sciences de la cognition dans un article intitulé « Genèse de quelques nouvelles sciences« , publié dans l’ouvrage de la Nouvelle Encyclopédie Diderot consacré aux sciences de la cognition (J.L. Le Moigne Ed., 1986. Edition Fayard Diderot).

 

(7) Sous le titre « Introduction to Natural Magic« , la revue « Systems Research » (vol. 10, n° 1, 1993) a publié récemment quelques pages de souvenirs d’H. Von Foerster racontant sa découverte dans ses jeunes années d’un étonnant ouvrage de description des tours de magie, publié en 1789 par Johann Wiegleb et intitulé « Die natürliche Magie« , la « Magie Naturelle« … On sait ce que furent les conséquences de ce livre… pour les sciences de la cognition… et pour les sciences de l’artificiel !

 

(8) J’ai proposé d’appeler « Nouvelle Dialectique » (par analogie avec la « Nouvelle Rhétorique » de Ch. Perelman) la contribution d’Y. Barel aux sciences de la complexité, dans une étude sous ce titre publiée dans le recueil collectif « Système et Paradoxe, autour de la pensée d’Y. Barel« , Seuil 1993.

 


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Les « nouvelles » sciences de l’Homme et de la Société : « Les vérités sont choses à faire et non à découvrir »

2 octobre 2008

Jean-Louis LE MOIGNE

Octobre 1997

Pour le BIC – EDF

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Les «nouvelles» sciences de l’Homme et de la Société :

 

« Les vérités sont choses à faire et non à découvrir »

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Les Sciences de l’Homme et de la Société (SHS) eurent longtemps, dans les académies comme dans les entreprises, un statut ancillaire : on les tenait volontiers pour les petites dernières, qui se développent plus lentement que leurs grandes sœurs, lesquelles se targuent d’être des « sciences exactes » (sous le prétexte fallacieux qu’elles démontreraient la vérité de leurs énoncés par des calculs arithmétiques et logiques) ; parfois même en les tenant pour des bâtardes, enfants d’une mésalliance des nobles sciences exactes avec les belles lettres ou les humanités (le pluriel importe !). Sciences mondaines, voire demi-mondaines, les SHS semblaient plus utiles pour briller dans les salons que dans les bureaux ou les laboratoires ; et on convenait que les scientifiques exacts (ou durs, dira-t-on plus tard) devaient disposer d’un vernis SHS suffisant pour pouvoir intervenir aussi dans les salons : il y a quelques années encore la plupart des écoles d’ingénieurs françaises délivraient, en dernière année, quelques heures de cours de SHS, voire de « culture générale », qui étaient généralement perçues comme la cerise qu’on met sur le gâteau pour faire joli avant de le servir !

 

Cette réputation de bâtardise scientifique a certes beaucoup évolué depuis vingt ans (depuis le déclin du structuralisme), et l’examen et l’interprétation de cette évolution vont mériter qu’on s’y intéresse si l’on veut réfléchir aux rapports contemporains de la société et de la science, (Les « rapports du faire et du savoir »). Mais il faut d’abord noter que les S.H.S. s’accommodèrent souvent de ce statut de sciences au rabais[1] : l’essentiel n’était-il pas d’apparaître comme un membre de la prestigieuse famille des sciences et de n’être pas banni dans les familles de parias que sont les commerçants, les charlatans, les littérateurs, les artistes ?… Psychologie, linguistique, sociologie, économie, histoire, sciences politiques, voire juridiques, …, toutes ces disciplines s’efforcèrent de témoigner de leur volonté de scientificité, en sollicitant l’indulgence que l’on doit aux jeunes disciplines : laissez-nous le temps de mûrir, comme vous l’avez accordé à la physique au XVIIIe siècle, à la chimie au XIXe siècle ou à la biologie au XXe siècle, demandaient-elles humblement, pour qu’on ne les confonde pas avec les Beaux-Arts ou avec la littérature.

 

La science économique eut ici un comportement exemplaire : dès le siècle dernier, elle s’attacha avec ténacité à mathématiser son discours, afin d’obtenir l’onction des sciences dures au moins pour les économistes-mathématiciens, et elle y parvint presque avec l’établissement du Prix Nobel d’Economie en 1969 : moins prestigieux que les Nobel de Physique ou de Physiologie, certes, mais fort symbolique… la sociologie ou la linguistique n’ont pas encore le leur. Aussi on comprend l’amertume de ces économistes mathématiciens souffrant de l’opprobre méprisante des mathématiciens patentés qui contestent leur statut et la qualité ou l’originalité de leurs travaux mathématiques !

 

Les SHS sciences molles ou sciences douces ?

 

Cette soumission symbolique des SHS aux sciences dures — qui s’exprimait par le fait qu’elles acceptaient d’être traitées en France de sciences molles, alors qu’elles auraient dû revendiquer le statut de sciences douces (traduction correcte de soft sciences que les cultures anglo-saxonnes associent aux hard sciences) — peut se comprendre par l’absence d’un critère de scientificité alternatif. Depuis Descartes (la séparation de l’Objet et du Sujet) et Leibniz (le Principe de Raison Déductive Suffisante), les sciences dures avaient dégagé un critère simple, celui d’objectivité scientifique, qui se déclinait sur les modèles de l’analyse causale et de l’hypothético-déduction ; l’usage de ces méthodes garantissant, assuraient-elles, la qualité de la scientificité objective (indépendante des observateurs) des énoncés ainsi produits. Les SHS n’avaient apparemment pas le choix : si elles voulaient être tenues pour des sciences véritables (assermentées par les académies), il leur fallait se soumettre à ce critère quasi sacré de l‘objectivité : « Le postulat d’objectivité est consubstantiel à la science, il a guidé tout son prodigieux développement depuis trois siècles. Il est impossible de s’en défaire, fût-ce provisoirement ou dans un domaine limité, sans sortir de celui de la science elle-même… La pierre angulaire de la méthode scientifique est le postulat de l’objectivité de la Nature… postulat pur, à jamais indémontrable ». Ce rappel catégorique de J. Monod, Prix Nobel de physiologie prestigieux (1964), introduisant « Le Hasard et la Nécessité » (1970, p. 32-33), n’était-il pas impressionnant ? Il fallait, il faut encore aux SHS, un grand courage épistémologique pour se dresser contre cette « austère censure posée par le postulat d’objectivité » et pour proposer d’autres critères de scientificité, requérant au moins autant d’« obstinée rigueur » (Léonard de Vinci) de la part des chercheurs scientifiques, et permettant de légitimer ces représentations intelligibles des relations de l’Homme à l’Univers que nous tenons aujourd’hui pour nos connaissances scientifiques. Ce passage du critère de « vérité (présumée) objective » à celui de « représentation (tenue pour) intelligible », pour établir des connaissances scientifiques pouvant concerner l’action humaine, implique sinon une « Révolution Scientifique », au moins un renouvellement ou une transformation paradigmatique ou épistémologique, transformation dont les SHS furent pour une part les initiatrices, et dont elles deviennent aujourd’hui les premières bénéficiaires.

 

Trois traits marquant de l’évolution des sciences au XX’ siècle

 

Pour interpréter cette transformation de l’image et du statut social dans nos cultures contemporaines des connaissances scientifiques, il nous faut sans doute observer l’évolution des SHS au cours du XXe siècle dans le contexte d’ensemble de l’évolution de toutes les sciences, dures et douces, et de celle des activités scientifiques et technologiques qu’elles suscitent. Cette évolution de la représentation de la science dans les sociétés contemporaines est souvent perçue par trois caractéristiques que l’on tient pour plus particulièrement significatives.

 

1. Les transformations profondes que la Physique, (et en particulier la mécanique quantique et la dynamique des systèmes non-linéaires) a connues, développées, et progressivement assumées, de Niels Bohr à B. d’Espagnat ou I. Prigogine au fil du XXe siècle. En introduisant les notions d’objectivité faible, d’indétermination, d’imprévisibilité, de récursivité entre l’observé et l’observateur, d’émergence, la physique quantique contribue à transformer et à complexifier le référentiel dans lequel elle reconnaît la scientificité des énoncés qu’elle produit. Les articles du dossier « Les Sciences et l’Homme », publié par le BIC (n° 27, 1995, 1), présentaient quelques traits saillants de cette évolution profonde des sciences dures : « La notion même d’objectivité est remise en cause : le réel ne s’atteint pas en tant que tel, la conception que nous pouvons en avoir est forcément «voilée» par notre perception » (p. 57). Une belle étude  du Pr Mioara Mugur-Schächter, publiée peu après dans « Le Débat » (n° 94, mars 97, p. 169-192) reprend et développe ces « Leçons de la mécanique quantique » (titre de l’article), dans un dossier consacré à « La connaissance selon la physique contemporaine » ; connaissance qui ne peut pas ne pas concerner aussi les autres disciplines… et donc les SHS.

 

2. Les transformations des référentiels épistémologiques dans lesquels les disciplines scientifiques se forment, se légitiment et se renouvellent s’accélèrent elles aussi depuis les années soixante dix… Dès 1934, G. Bachelard nous avait invité à développer « un nouvel esprit scientifique » (PUF) qui se construise sur « une épistémologie non-cartésienne » et qui reconnaisse et assume « l’idéal de complexité de la science contemporaine » (au lieu de persévérer dans une obsession de simplification qui tourne à la mutilation). Mais il faudra attendre les ouvrages désormais célèbres de T.S. Kuhn (« La structure des révolutions scientifiques », 1963 en américain, 1972 en français, Flammarion) introduisant le concept de « changement de paradigme scientifique », et de K. Popper (« Logique de la découverte scientifique », 1935 en allemand, 1959 en anglais, 1973 en français, Payot) introduisant le critère de « falsifiabilité » (ou de « vérité bio-dégradable » selon le mot d’E. Morin) et peu après le concept de « rationalité critique », pour que cet appel à une épistémologie non cartésienne commence à être entendu par la science occidentale.

Parce qu’ils ne s’intéressaient pas seulement à l’épistémologie des sciences dures, mais aussi aux fondements épistémiques de toutes les disciplines et plus particulièrement peut-être des SHS, J. Piaget (« Logique et connaissance scientifique », 1967, Pléiade Gallimard), restaurant les épistémologies constructivistes et la concept de « critique épistémologique interne aux disciplines », et E. Morin (« L’Unité de l’Homme » 1974, et « La Méthode », T. 1, 1977) posant les fondements d’une épistémologie de la complexité, vont permettre de repenser à la fois « l’unité de la science » (dure et douce) et « la connaissance de la connaissance »...

Ainsi depuis trente ans se développent des courants de réflexions sur la nature de la connaissance scientifique, qui vont remettre en question les fondements séculaires des positivismes : en se diffusant dans les cultures ils vont irriguer la réflexion de chaque science sur ses propres critères de scientificité : ne produit-elle pas une connaissance qui donne sens à l’action humaine ? On trouve dans l’ouvrage collectif de la collection IM-EDF-GDF : « La société en quête de valeurs ; pour sortir de l’alternative entre scepticisme et dogmatisme » (Ed. Maxima, 1996) quelques traits significatifs de ce profond renouvellement épistémologique qui affecte en profondeur nos conceptions de la connaissance scientifique dans, par et pour l’action humaine. Il faut convenir que cette transformation concerne encore bien peu la culture interne des institutions d’enseignement et de recherche (y compris les écoles d’ingénieur françaises !) qui, engluées depuis un siècle dans un positivisme doctrinaire, craignent cette « critique épistémologique interne » à laquelle la société contemporaine les invite pourtant de plus en plus instamment.

 

3. C’est enfin l’émergence, à partir de 1948, des «nouvelles sciences» de l’ingénierie, que l’on doit souligner ici pour interpréter l’évolution des SHS : cette connexion entre les sciences de l’ingénierie et les SHS surprendra peut-être le lecteur, surtout s’il a fait ses études dans une école d’ingénieur avant 1980. Les sciences de l’ingénierie, plus soucieuses encore que les SHS d’obtenir leur brevet de scientificité, avaient su et pu ruser avec les académies garantes des sciences dures, « vraiment scientifiques » ! En proposant, humblement, de n’apparaître que comme des disciplines d’application, soucieuses seulement de bien « appliquer » des connaissances scientifiques établies ailleurs, ou plutôt au-dessus, elles purent obtenir leur reconnaissance symbolique par les académies. Le prix à payer, qui longtemps leur parut léger tant elles étaient heureuses d’être reconnues comme des membres de la puissante famille des sciences dures, fut leur apparente stérilité proprement scientifique : on appliquait, mais on ne créait rien. Alors que du XVe au XVIIIe siècle les « sciences du génie » étaient fécondes et créatrices (que l’on pense aux écrits de L. de Vinci), elles semblent soudain s’étioler avec l’apparition des écoles d’ingénieurs. Ne revendiquant plus le caractère fondamental de leur production scientifique, elles l’abandonnent aux sciences dures… et peu à peu, laisse se dégrader leur scientificité propre. H.A. Simon, dans une conférence célèbre au M.I.T. (la prestigieuse université d’ingénierie des U.S.A.) en 1968, demandera : « Mais pourquoi réduire la formation des ingénieurs à des cours de physique ou de chimie fondamentales puis appliquées. On ne leur demande pas d’analyser des objets en se référant à des théories déjà faites ; on leur demande de concevoir des projets. C’est donc les processus cognitifs de conception qui constituent les fondamentaux de leur science. Ne sont-ils pas les mieux placés pour s’exercer sans cesse à cette critique épistémologique interne ? « Qui a le plus besoin de l’épistémologie ? », interrogeait S. Papert et G. Voyat à la même époque (« Cybernétique et épistémologie », PUF, coll. EEG, 1968, p. 92) : « Ce sont les ingénieurs », répondaient-ils, « ceux qui ont le besoin le plus urgent d’une théorie de la connaissance et la meilleure probabilité d’en créer ».

Ces questions nouvelles étaient sans doute rendues possibles et plausibles par le fait qu’une très «nouvelle» science de l’ingénierie avait fait son apparition en 1948, ne se présentant pas comme une discipline d’application d’une science physique ou biologique, mais comme une discipline de conception, ne se référant qu’à ses propres « projets » : la cybernétique, science de la communication et de la commande dans les systèmes naturels et artificiels (ou « L’animal et la machine »), — titre de l’ouvrage fondateur de N. Wiener, enseignant au M.I.T. — ne se définissant pas par un « objet » naturel, empiriquement vérifiable et soumis à des lois invariantes, mais par son « projet » : communication et commande dont les systèmes sont des concepts que l’on peut concevoir à sa guise et par lesquels ont peut se représenter a priori des phénomènes qui n’ont ou qui n’auront peut-être aucune réalité tangible. Ce n’est plus « le réel » ou « la nature » qui contraint le chercheur, c’est le chercheur (en nouvelles sciences de l’ingénierie) qui contraint le réel en lui imposant des artefacts dont il a conçu le projet et que la nature n’avait pas créés.

La cybernétique allait très vite susciter beaucoup de disciplines connexes qui nous sont aujourd’hui familières (automatique, informatique, recherche opérationnelle, intelligence artificielle, sciences de l’information, sciences de la communication, sciences de la décision…) qui initialement ne se soucièrent pas plus qu’elle de leur légitimation épistémologique, et qui se développeront pourtant de façon impressionnante à partir de 1948. La « demande sociale » comme sans doute le « plaisir de faire et d’innover » des scientifiques qui s’engageaient dans ces terres nouvelles expliquent sans doute cet engouement… et révèle mieux encore la frilosité épistémologique de la plupart des académies et des institutions d’enseignement et de recherche notamment européennes ; elles restèrent trop longtemps dans une prudence expectative devant ces disciplines bouillonnantes, prudence qui tourna parfois à de stériles censures, dans le cas de l’intelligence artificielle en particulier, et qui ne cherchèrent que trop rarement à aider ces chercheurs innovants à s’exercer aux critiques épistémologiques internes qu’appelaient ces « nouvelles sciences » qu’ils développaient.

 

Ce que les institutions ne surent pas faire, les chercheurs eux-mêmes l’entreprirent, en tâtonnant et longtemps dans l’indifférence. Ils trouvèrent alors dans les Cahiers de P. Valéry (rédigés entre 1894 et 1945) qui furent pour l’essentiel accessibles à partir de 1973 grâce à l’édition Pléiade de J. Robinson-Valéry, de nombreuses médiations précieuses prolongeant son « Introduction à la méthode de Léonard de Vinci ». (Léonard n’est-il pas le chercheur exemplaire des sciences fondamentales de l’ingénierie ?). A partir de 1969 (1974 puis 1991 en français) la contribution d’H.A. Simon (futur Prix Nobel d’Economie, 1978, et Médaille Turing d’Informatique, 1975) à l’épistémologie des «nouvelles sciences de l’ingénierie» va constituer une base de référence solidement étayée, sur laquelle pourront se développer et se légitimer les connaissances scientifiques que l’on entend aujourd’hui sous les labels des sciences de conception (sciences of design), des sciences de l’artificiel, des sciences des systèmes… : l’ouvrage de référence d’H.A. Simon « The Sciences of the Artificial » (1969, 1980, 1996) est traduit en français sous le titre « Science des systèmes, sciences de l’artificiel » (Dunod, 1991).

 

« Nos moyens de connaissance qui se résument en faire » (P. Valéry)

 

Les questionnements épistémologiques que les nouvelles sciences de l’ingénierie développent désormais dans « le système des sciences », vont rencontrer et s’enchevêtrer avec celles que suscitaient en parallèle la physique quantique et l’épistémologie contemporaine. Questionnements qui, s’ils proposent des réponses, suscitent à leur tour de nouvelles questions, nous rappelant sans cesse que « la science est aventure infinie ». On peut pourtant tenter de réfléchir aujourd’hui sur les interprétations que cette quête du sens autorise : quelle est la valeur de ces connaissances scientifiques que nos sociétés forgent pour éclairer l’intelligence de leurs propres actions ? La méditation de P. Valéry par laquelle on a intitulé ces réflexions nous suggère une réponse qui renouvelle peut-être les termes du problème du critère de scientificité des énoncés enseignables que produisent nos disciplines, ici et maintenant :

« Les vérités sont choses à faire et non à découvrir » (Cahiers, VIII, 319).

Puisque la raison humaine ne peut nous donner l’absolue certitude de l’existence d’une « vérité vraie », indépendante de nous, décrivant une réalité invariante et substantielle qui pourrait toujours exister indépendamment de l’expérience qu’en acquiert l’observateur (que sera la réalité de cet arc-en-ciel s’il n’est pas perçu par un observateur correctement placé ?), devons-nous raisonnablement nous acharner à la découvrir ? Et croyant l’avoir découverte, nous acharner à la tenir pour unique et exclusive de toute autre représentation, afin de pouvoir l’imposer à l’autre, au nom d’une objectivité scientifique tenue pour indépendante du contexte et du sujet qui l’énonce ? Que cette quête de la découverte constitue une heuristique souvent féconde, nul ne le contestera. Mais pourquoi faudrait-il prendre le moyen pour la fin et postuler que l’usage des moyens garantit la vérité objective de la fin qu’il a peut-être permis d’atteindre. Le philosophe napolitain G. Vico qui écrivit sans doute le premier « Discours de la Méthode »… anticartésienne (« Le Discours de la méthode des études de notre temps » 1708. Edité par A. Pons dans sa traduction de « La vie de G. Vico écrite par lui-même », Grasset 1981), le proposait déjà : la seule vérité dont, nous humains, pouvons être certains, est celle que nous pouvons faire, ou construire, « Verum et factum reciprocantur » : « Le critère et la règle du vrai sont l’avoir fait lui-même ». Ce que G. Bachelard, dans « La formation de l’esprit scientifique » (1938) exprimait dans des termes peu différents : « Dans la vie scientifique les problèmes ne se posent pas d’eux-mêmes… Rien ne va de soi. Rien n’est donné. Tout est construit ». Ce critère de faisabilité, ou de constructibilité, est très explicitement un critère instrumental ou méthodologique : « Nos moyens de compréhension, qui se résument en FAIRE » (P. Valéry, Cahier XXIV, 762)… car « ce qui fait, ce qui est fait sont indivisibles » (P. Valéry, « Eupalynos ou l’architecte », Œuvres T. II p. 83). Il laisse entière la responsabilité du chercheur comme du citoyen quant au choix de son projet dans « le champ des possibles ».

La connaissance scientifique ne peut plus dès lors arbitrer entre le bien et le mal en arguant de sa connaissance de « la Vérité Vraie », suprême ou scientifique ; elle révèle l’envergure des choix éthiques de toute démarche de production d’énoncés enseignables, au lieu de les masquer à l’abri d’un critère de vérité présumée objective et scientifique. En concevant — et en dessinant — un hélicoptère « faisable », et que l’on peut construire cinq siècles plus tard, Léonard de Vinci ouvrait le champ des possibles, entre le hasard de la plume qui voltige au vent et la nécessité de la chute gravitationnelle et mortelle : il ouvrait ce champ des possibles pour y concevoir son projet, un projet qu’il médita longtemps : faire monter le plus lourd que l’air !… Et en concevant le plan d’une ville en trois niveaux (les humains, les véhicules et les animaux, les eaux usées) il ouvrait à l’urbaniste un champ des possibles dans lequel celui-ci pouvait s’exercer aux projets des médecins d’alors : lutter contre les épidémies de peste. Mais le choix de ces projets n’était pas a priori contraint ou réduit à une seule fatalité (ou la seule nécessité) par une connaissance scientifique qui seule dirait le vrai et l’imposerait à la société, au nom d’une rationalité strictement déductive.

 

Les SHS entre l’abeille et l’architecte.

 

On peut ainsi poursuivre la reconsidération de la production des connaissances scientifiques pouvant nous rendre intelligible l’activité des humains et des sociétés en relation avec l’univers (que P. Valéry appelait « Le système-Corps-Esprit-Monde » CEM). L’architecture ici deviendra aisément notre exemple : « L’abeille surprend, par la perfection de ses cellules de cire, l’habileté de plus d’un architecte. Mais ce qui fait la supériorité de l’architecte le plus médiocre sur l’abeille la plus experte, c’est qu’il construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche » (K. Marx, Le Capital, Pléiade I, p. 728). « Construire dans sa tête avant… », n’est-ce pas concevoir à la fois un champ de possibles, et dans ce champ, un projet qu’un moment on examinera, puis peut-être un autre… ? N’est-ce pas le questionnement qu’ont poursuivi les enseignants-chercheurs constituant une des « nouvelles sciences de l’homme et de la société, l’architecturologie », qui se donne projet de produire des énoncés enseignables sur les processus cognitifs complexes auxquels s’exercent consciemment l’architecte concevant son projet ? (P. Boudon « Introduction à l’architecturologie », Dunod, 1992). Ainsi se forment de nouvelles disciplines, produisant des énoncés enseignables et proposant des programmes de recherche aux citoyens qui les financent, en organisant cette interaction des choix et des moyens et des fins : « Ces buts liés à des croyances et à des anticipations, rétroagissent sur l’action au fur et à mesure que celle-ci s’en rapproche ou s’en éloigne, cependant que l’action, en se développant, modifie les buts » (M. Mugur-Schächter, 1997, op. cit.)… Démarche bien différente de celle que la parabole attribue à l’abeille et que l’on est tenté d’attribuer aux scientifiques « objectivistes », qui, tenant les fins pour données et invariantes ne cherchent que le moyen optimum permettant de l’atteindre, sans se soucier de la prévisible rétro-action de ce moyen sur le but et plus encore sur le contexte dans lequel il prend sens.

 

« La méditation de l’objet par le sujet prend toujours la forme du projet » (G. Bachelard).

 

Cette méditation critique des sciences contemporaines, et notamment des S.H.S., depuis toujours plus mal à l’aise dans la convention épistémologique que le positivisme et l’objectivisme semblait leur imposer, suscite et va susciter une sorte de renouvellement des rapports longtemps figés entre la science et la société. L’évolution contemporaine des SHS et l’émergence des «nouvelles S.H.S.» en témoigne.

 

Interprétation qui surprendra sans doute les observateurs familiers des systèmes académiques européens : ne sont-ils pas accoutumés à une représentation toute autre des disciplines des SHS : chaque discipline se dispersant en dix ou vingt sous-disciplines rivales, chacune d’entre elles tentant désespérément de définir un domaine « objectif » auquel elle appliquera sa méthode spécifique, présumée authentiquement scientifique parce qu’empruntée à la mathématique ou à l’énergétique (Ah que la statistique a connu de beaux jours dans les SHS depuis cinquante ans grâce à sa réputation de discipline mathématique !… : ne suffisait-il pas, pour produire un énoncé scientifiquement objectif, d’utiliser une méthode statistique raffinée ?). L’économie se balkanise entre l’économie de la santé, l’économie du blé, et tant d’autres ; la psychologie se partage en expérimentale, cognitive, sociale, thérapeutique, psychanalytique… ; la sociologie se découpe en industrielle, rurale, urbaine, organisationnelle, juridique, sociologie des religions, du troisième âge, et même sociologie des sciences… ; la géographie, l’histoire, l’anthropologie, la linguistique, la sémiologie, la philosophie… Chacun veille à spécifier son petit domaine autonome de compétence, qui sera vite son pré carré, dans lequel seuls quelques collègues cooptés pourront se promener en liberté. Chacun raconte des anecdotes, parfois tragiques, sur les conséquences désolantes de cette diaspora au moins aussi intense que celle qui a frappé peu avant les sciences dures. La prégnance de l’analytisme cartésien, qui nous invite à toujours « diviser en autant de parcelles qu’il se pourrait » (« Le deuxième précepte » du « Discours de la Méthode »), est telle que nul n’ose s’en libérer trop ostensiblement.

Pourtant ces mêmes observateurs conviendront qu’ils entendent depuis trente ans des appels de plus en plus insistants à l’inter — voire à la trans-disciplinarité : si la balkanisation des SHS par mimétisme des sciences dures leur a permis initialement d’obtenir leur admission dans les académies scientifiques — fût-ce sur des strapontins — et si cette admission les a incités à développer pragmatiquement une riche expérience d’exercice scientifique, cette balkanisation suscite désormais trop d’effets pervers : lorsqu’en 1970, l’UNESCO rassembla les réflexions des chercheurs repérant « les tendances principales de la recherche dans les SHS » (Ed. Mouton, UNESCO, 1970) pour identifier « La science en devenir, la science qui se fait » (J. Piaget), la reconnaissance des « dimensions interdisciplinaires de la recherche » fut quasi unanime. Mais, chacun le sentait, cette volonté de reliance des savoirs de l’homme et de la société nécessitait un renouvellement des cultures épistémologiques qui s’amorçait à peine à l’époque. Depuis trente ans, la maturation se fait, souterraine souvent ; mais on peut la reconnaître aux premières résurgences qui se manifestent ; résurgences qui surprennent sans doute les observateurs et surtout les académies traditionnelles, et qui sont plus volontiers accueillies dans les milieux professionnels (entreprises, administrations territoriales, organisations culturelles, medias…) souhaitant légitimement disposer de concepts opérationnels pour comprendre, pas à pas, la complexité de leurs actions. Une complexité perçue avec d’autant plus d’intensité qu’elle est aggravée par l’effet simplificateur du réductionnisme disciplinaire : l’intervention dans une crise sociale telle qu’une grève, qui ne ferait appel qu’aux compétences de « L’économiste équilibriste » assurant qu’il est impératif d’égaliser des coûts marginaux qu’il ne sait pas définir et ne peut mesurer, (ou qu’au seul sociologue positiviste ou qu’au seul médecin biologiste, etc.), est d’avance condamnée à l’échec, l’expérience l’a souvent montré. Le « causalisme linéaire » (« yaka ») est certes fort simple, mais les situations humaines et sociales dans lesquelles on l’applique ne le sont guère : chacun connaît les effets pervers innombrables sur le développement de la criminalité engendrée par le simple « yaka rétablir la peine de mort ».

 

Les sciences de gestion, pionnières des «nouvelles SHS»

 

Cet appel à l’inter et la transdisciplinarité semblait un vœu pieux lorsque l’UNESCO le lançait en 1970. Il conforta pourtant les tentatives longtemps timides qui s’étaient développées, en Amérique plus qu’en Europe (grâce en particulier aux efforts des fondateurs de la pragmatique, C.S. Peirce, W. James, J. Dewey…), en incitant les pionniers à de nouvelles audaces. N’est-ce pas en 1970 que l’Université française se dote officiellement d’une «nouvelle discipline, les sciences de gestion», qui ne peut se définir que comme une interdiscipline, n’étant réductible à aucune de ses marraines (l’économie, la psychosociologie, l’anthropologie, les sciences juridiques et politiques, les mathématiques appliquées, l’informatique, voire la neurologie…). On aurait bien embarrassé ces pionniers d’alors si on leur avait demandé quelle était la légitimité épistémologique des énoncés enseignables que produisaient cette nouvelle science. Leur réponse pourtant aurait été pragmatique : «Construisons notre référentiel en marchant : c’est précisément parce que nous ne le trouvons pas tout fait dans notre berceau, que nous allons vouloir, plus passionnément peut-être que ne le font les vieilles disciplines qui nous coparrainent, le former, le développer et le critiquer». N’est-il pas significatif que 25 ans plus tard, le pionnier le plus incontesté de cette émergence, P. Tabatoni (qui « lança » l’Université des sciences de gestion de Paris Dauphine) ait été élu à l’Académie des Sciences morales et politiques de Paris : peu à peu l’Institution académique admet puis s’approprie cette transformation des paradigmes épistémologiques de référence ; le voeu pieux de 1970 commence à devenir réalité.

La situation épistémologique de plus en plus inconfortable des «vieilles» SHS trop monodisciplinées que l’on évoquait va agir comme un catalyseur : le cas des sciences de gestion est sans doute plus familier et exemplaire mais on pourra évoquer nombre d’autres «nouvelles» SHS, toutes apparues peu après les «nouvelles» sciences de l’ingénierie, au fil des cinquante dernières années : malgré les apparences académiques, elles ne se présentent pas comme des « concurrentes » des «anciennes» disciplines SHS mais comme des disciplines « différentes » : fondées sur un « projet de connaissance » et non plus sur des « objets de connaissance » objectivement appréhendables, leur « incongruité épistémologique » initiale suscite une critique interne qui prend aujourd’hui souvent la forme des paradigmes du constructivisme et de la complexité. Dans ce mouvement, avec et à côté des nouvelles sciences de gestion, les SHS connaissent depuis trente ans le développement des sciences de la cognition (A. Newell et H.A. Simon) et de la noologie (sciences de l’esprit), des sciences de la communication (G. Bateson, D. Bougnoux), des nouvelles sciences de l’éducation (G. Lerbet, J. Ardoino…), des sciences de la décision (H.A. Simon), des sciences de l’information, des sciences de l’organisation, de l’herméneutique, de la « nouvelle rhétorique » et de la « logique naturelle », des sciences du génie urbain, des sciences du génie sanitaire… Elles s’ouvrent largement aux sciences du génie des éco-systèmes (que l’on appelle, encore de façon peut-être restrictive, les sciences de l’environnement) et à bien des nouvelles sciences de l’ingénierie, par l’ergonomie, l’intelligence artificielle, ou l’architecturologie.

 

Les «nouvelles» SHS : écologie de l’action, « utopie réaliste »

 

Chacune de ces nouvelles sciences suscite à son tour, en se formant (avec tous les apparats scientifiques usuels : revues, congrès, chaires, médailles,…), sa propre critique épistémologique interne, dans un bouillonnement ou une effervescence qui interdit en pratique l’établissement d’un tableau bien ordonné de « l’état de l’art » : les auteurs des encyclopédies des SHS le savent bien ; à peine ont-ils remis leur manuscrit à l’imprimeur qu’il leur faut déjà le réécrire, et les rééditions se succèdent à un rythme qui décourage les bibliothécaires impécunieux !…

 

Il faut pourtant prendre le risque d’une interprétation anticipatrice ; n’est-ce pas la fonction de la science la plus demandée par la société : l’aider à anticiper sinon à prévoir ? E. Morin dit volontiers que la science doit être une «écologie de l’action». Si l’état de l’art est impossible, les lectures des tendances restent possibles. Il en est certes plusieurs, qui correspondront aux projets et aux croyances des interprètes. Les conservateurs assureront que ce bouillonnement contemporain n’est qu’effet de mode, et que l’on en reviendra bientôt aux bonnes vieilles disciplines positivistes qui assurent le statut des mandarins et des conseillers des princes. Les progressistes, dont je suis, proposeront une lecture plus passionnante de cette évolution des sciences en général et des SHS en particulier. Le renouvellement et la critique épistémologique interne qu’elles suscitent et subissent aujourd’hui, dès lors qu’elles assument leur interaction avec la société (au lieu disait déjà Goethe de s’enfermer dans ces « vieilles forteresses inviolées » que sont leurs académies), peut-être voulu et préparé au lieu d’être refusé. Ce « possible » n’est plus aujourd’hui utopique, ou plutôt il est « utopie réaliste », les cinquante dernières années de l’histoire des sciences nous le confirment. Il importe dès lors que, dans ce « champ des possibles », les projets sociaux s’élaborent dans une interaction permanente de tous les citoyens (… et plus des seuls mandarins) : la reconstruction de l’interaction fondatrice « du Savoir et du Faire », « d’Epistémè et de Pragmatiké », est aujourd’hui inscrite sur chacun de nos agendas, ceux des citoyens, des entreprises, des élus, des gouvernants.

Dans cette entreprise, les sciences de gestion ont et auront sans doute un rôle privilégié. Ne sont-elles pas « bien placées », par cette émulsion entretenue du savoir et du faire qu’elles ont mission de produire ? Si l’on nous demande alors d’anticiper, ne peut-on proposer le scénario suivant : une « discipline fourre-tout » (et déchirée par ses querelles de sous-chapelle entre le marketing, la finance, la production, les RH et la stratégie…) devenant dans les vingt prochaines années, une des plus rayonnantes des «nouvelles SHS», les sciences de l’ingénierie des organisations socio-économiques : science de conception plutôt que d’analyse, science des systèmes plutôt que des structures, sciences de la complexité plutôt que la complication. Entreprise qui demandera à tous, et surtout aux enseignants et aux chercheurs un civisme épistémologique que les uns tiendront pour une ascèse contraignante et les autres pour une joie intérieure ; la joie qu’ont reconnue les plus grands philosophes lorsqu’ils faisaient profession d’épistémologie : H. Bergson ou P. Valéry en témoignaient encore au début du siècle qui s’achève. Pourquoi ne la quêterions-nous pas à l’aube du prochain siècle ? Les sciences de l’homme n’enseignent-elles pas à la société qu’il est peut-être plus important de jouir du « bonheur de la recherche » que de s’acharner à « la recherche du bonheur » ? selon le mot de O. Hirschman, un des plus novateurs des économistes du XXe siècle, témoignant du riche lignage intellectuel des «nouvelles SHS». Elles ne sont «nouvelles» que pour ceux qui avaient oublié que l’aventure des sciences est aventure humaine, aventure infinie.




[1] Ce manque de rigueur scientifique attribué aux SHS semble souvent confirmé par le laxisme des chercheurs parlant de leur discipline : malgré l’insistance de la Direction du CNRS en France, ils les nomment plus volontiers « sciences humaines » et « sciences sociales » que « Sciences de l’Homme et de la Société », laissant ainsi entendre que les autres sciences sont inhumaines ou antisociales !

La connaissance disciplinée, arbre ou archipel ?

2 octobre 2008

J.L. Le Moigne – Mai 1997.

Dans  « La Revue du MAUSS », n°10 1997 (Ed.la Découverte)  p. 167-184.

 

 

La connaissance disciplinée

arbre ou archipel ?

 

Réflexions épistémologiques sur la production des énoncés enseignables.

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La métaphore a déjà servi, mais peut servir encore : on représente volontiers la connaissance enseignable par le modèle de l’arbre, (« l’arbre de la connaissance » dont les disciplines sont les branches… ou les fruits, parfois défendus à ceux qui ne sont pas géomètres), depuis qu’Auguste Comte a établi sur ce modèle (en 1828) le tableau synoptique des disciplines scientifiques auquel se réfère encore aujourd’hui bien des académies pour hiérarchiser les statuts de leurs membres. Mais on peut aussi la représenter par le modèle de « l’archipel scientifique » : modèle que l’on doit semble t il au biologiste Paul Weiss (ou à son traducteur en français, J. Rambaud, 1974), qui voulait que « la science et l’éducation… dépassent… impérativement la méthode analytique… et adoptent… la jeune méthodologie en pleine croissance qui consiste à penser en termes de systèmes » (p. 47)[1] ; modèle utilisé à la même époque par le mathématicien René Thom, qui l’appliquait au développement du vivant, mais qui ne récuserait sans doute pas[2] l’analogie suggérée en 1960 par P. Weiss : « fondamentalement notre connaissance croît de la même manière qu’un corps vivant » (p. 68), surtout si l’on intègre la reproduction dans le processus de croissance du vivant :

« … On suppose que le paysage est inondé sous une nappe d’eau de hauteur C. Le paysage est alors un archipel sinueux, mais aux grands réflexes[3] correspondent de grands passages rectilignes, itinéraires parcourus de bout en bout par des lignes de navigation. Faisons décroître alors la hauteur C de la nappe d’eau ; tous ces passages seront obstrués l’un après l’autre par des cols qui sortiront de l’eau successivement. L’eau se retire dans les vallées où elle forme des fjords tortueux ; C décroissant, on n’obtient plus à la fin qu’une nappe d’eau à contours circulaires recouvrant l’origine, le point germinal, à la cote la plus basse. Lors du développement on a le processus inverse… » (R. Thom 1972, p. 224).

 

Dans cette métaphore, les disciplines enseignables seraient, à un moment donné, représentées par ces « lignes de navigation » que dessinent les vaisseaux cabotant d’île en île au sein de cet archipel de la connaissance, itinéraires « familiers, quotidiens, ordinaires… parcourus des milliers de fois dans les deux sens »[4].

 

Que s’élève ou que s’abaisse alors la nappe d’eau, que disparaissent ou qu’apparaissent des îles ou des vallées, … et voici que… « le sentier tout à coup se perd… De familier et connu, le chemin, le cheminement, et les chemineaux sont devenus étrangers, inconnus, menaçants… Tout a changé… chaque pas en avant est une aventure… L’incertitude n’est plus une menace. Elle est aussi bien une surprise »4. Faut-il s’étonner alors de l’effroi qui nous saisit lorsque s’efface, sur la carte des connaissances enseignables, tel ou tel itinéraire familier à notre génération. Ainsi disparaissent à chaque époque, des disciplines – lignes de navigation sur « cet océan continu partout et sans interruption ni division… (qu’est) le corps entier des sciences » (Leibniz 1690 env.[5]) pendant que d’autres apparaissent sur ces « mers parcourues (d’abord) par quelques bateaux qui s’y aventurent peut-être par hasard », bateaux qui inventent ainsi peu à peu, d’abord en cabotant prudemment, puis en cinglant vers de nouvelles îles encore lointaines, quelques itinéraires qui leur deviendront parfois familiers. Tracés de telles ou telles nouvelles disciplines, « auxquelles les hommes donnent des noms selon leur convenance » (Leibniz1). Les lignes « disciplinées » que l’on connaissait pendant la période antérieure ne disparaissent pas toutes : les grands tracés qui encerclaient le tour de l’archipel scientifique restent souvent praticables ; certes ils ne permettent plus guère de nouvelles explorations, mais ils sont si familiers que les enseignants aiment les décrire : qui leur reprocherait de manquer d’audace ? Les chercheurs bien sûr sont plus curieux, en quête d’étonnements devenant émerveillements. L’exploration qui leur permettra de dessiner les cartes « à jour » de l’archipel scientifique, îles, volcans, hauts fonds, plateaux, et les mille ressources que vont susciter ces nouveaux cabotages, ne méritent-ils pas que l’on prenne quelques risques ? Sans doute s’efforce-t-on désormais de les évaluer en faisant appel à la délibération des sages, hier dans les académies, aujourd’hui dans les comités d’éthique ou les agences d’évaluation des risques ? Mais ces instances sont habituellement fort conservatrices : elles tolèrent parfois la formation de nouvelles disciplines, ou de nouvelles lignes de navigation, au sein de l’archipel scientifique, elles ne les cautionnent jamais. Et rares sont leurs décisions de « fermeture d’une ancienne ligne ». C’est ainsi que l’édition principale du « Grand Robert » (Dictionnaire 1964) présente une liste des « 150 principales sciences », dont la graphologie ou la phrénologie, et qu’il faudra attendre le « supplément » de 1970 pour voir reconnues les sciences sociales. L’immunologie, l’informatique ou l’épistémologie sont peut-être apparues dans les rééditions récentes, mais on peut craindre que bien des « nouvelles sciences » doivent attendre encore quelques décennies avant d’être assermentées par l’usage lexicographique français ! (Sciences du génie, ou de l’ingénierie, sciences de l’organisation, de l’éducation, de la cognition, noologie, sciences de gestion, sciences des systèmes, géosciences, nouvelle rhétorique ou nouvelle dialectique[6]).

 

Qu’importent les dictionnaires et les académies qui ne savent assurer que des fonctions d’archivistes ou de gardiens de musées, dira-t-on. L’important est que les explorateurs soient attentifs aux changements de la géographie de « l’archipel scientifique », et que, percevant des itinéraires et des bifurcations possibles, ils sachent former projet, en méditant assez sur les raisons de leur choix : « L’abeille confond, par la perfection de ses cellules de cire, l’habileté de plus d’un architecte. Mais ce qui fait la supériorité de l’architecte le plus médiocre sur l’abeille la plus experte, c’est qu’il construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche », rappelait K. Marx[7]. Construire dans sa tête avant de construire dans la ruche, c’est réfléchir, ne pas « faire de nécessité, vertu » ; c’est expliciter assez à chaque instant ses propres projets, les raisons de son choix entre plusieurs possibles que l’on veut reconnaître, plutôt que de s’abandonner aux jeux indifférents du hasard ou à la croyance en quelque fatale nécessité naturelle. Ainsi, sur l’immense archipel des connaissances en permanente morphogenèse s’auto-éco-re-produisent des lignes de navigation (ou des disciplines) que l’on tiendra d’abord pour dessinées pas à pas, dans une « quête intentionnelle »[8] et dont d’autres plus tard, lorsqu’elles seront qualifiées scientifiques, assureront « qu’elles reflètent une division profonde de l’être » (Platon[9]).

 

La métaphore de l’arbre des disciplines convient aux platoniciens et aux positivistes.

 

Mais les platoniciens ne pourront alors se satisfaire longtemps de la métaphore de « l’archipel de la connaissance », et de la conception contingente et morphogénétique des disciplines scientifiques qu’elle suggère et légitime ; et ils reviendront bientôt à la métaphore positiviste et « structurellement stable » de « l’arbre de la connaissance ». Arbre éternel dont Auguste Comte proposa il y a deux siècles le dessin et le dessein : celui de la « Hiérarchie des sciences positives » établi « en substituant à l’ordre historique, l’ordre dogmatique qui peut seul convenir à l’état perfectionné de notre intelligence »[10].

 

Métaphore de l’arbre qui est vite devenue familière, commode, garante d’un ordre dogmatique dont il a suffi d’affirmer que, « produit du progrès des connaissances », ainsi que le démontre « la loi des trois états » (que nulle évidence n’impose pourtant à la raison humaine), il est aussi garant de ce progrès ; métaphore si familière qu’on a quelque peine encore aujourd’hui à se libérer de son effet hypnotique : elle devient, pour la communauté scientifique, ce cercle de craie tracé autour de « la poule de Kircher » qui ne peut en sortir, « paralysée et incapable de se lever »[11]. La structure de l’arbre est dogmatiquement stable, et elle croit plus qu’elle ne se développe morphogénétiquement : les racines seront la science mathématique, le tronc et les branches principales seront les « sciences des corps bruts » (Astronomie, physique, chimie), les branches secondaires, les rameaux et les feuillages représentant « les sciences des corps organisés : physiologie des corps vivants, animaux et végétaux, physiologie intellectuelle et physique sociale… ou sociologie ». Pourquoi ce surprenant changement de registre pour traiter de la sociologie ? La « distribution rationnelle des principales branches de la science générale des corps bruts… et des corps organisés »[12] incitait à respecter la hiérarchie qui allait de « la physique inorganique » (les branches principales) et de cette dernière à la « physiologie » (les rameaux). La sociologie peut-elle ignorer cette distribution rationnelle ? On attendait une « physiologie sociale », pour raison de symétrie (« Il est donc évident que, pour étudier convenablement les phénomènes sociaux, il faut d’abord partir des lois – physiologiques – relatives à la vie individuelle »4), qui ferait de la sociologie un rameau (voire « un simple appendice »4) de la physiologie. « Symétrie précise qui aurait quelque chose de puéril »[13], déclare pourtant sans vergogne A. Comte qui oublie soudain le caractère présumé rationnel et fondamental de la distribution hiérarchique des disciplines sur « l’arbre des connaissances ». Manifestation classique du « syndrome de Kircher » : la « hiérarchie encyclopédique » dessine un « cercle de craie » autour de la connaissance (un cercle… ici en forme d’arbre !) dont on ne peut sortir. Comme on ne peut remettre en question cette métaphore initiale, on recouvrira cette science qui doit être à la fois celle des « corps bruts » et celle des « corps organisés » d’un voile sémantique : « la physique sociale… (aura) égard, comme il convient, à son intime relation nécessaire avec la physiologie proprement dite »[14]. Chacun voit bien, surtout s’il fait profession de sociologie, que cette pirouette est bien embarrassante, et que sa légitimité épistémologique est difficile à argumenter. L’invention du label « sociologie » pour désigner cette incongrue « physique sociale », à la fois tronc et feuillage de l’arbre de la connaissance, permit longtemps de masquer et d’oublier cette gênante difformité. Mais la discipline « sociologie » supporte encore la réputation de bâtardise que lui vaut cette incongruité métaphorique : produit adultérin de la physique des corps bruts et de la physiologie des corps organisés ! D’aucuns assureront que son humble extraction académique lui vaut au moins une modeste place sur « l’échelle encyclopédique » : certes, tout en bas… mais elle est au moins de la famille… à la différence de ces disciplines « parias » qu’ignore ostensiblement l’arbre institué des connaissances, telles que l’économie politique, la psychologie, l’anthropologie, les sciences de l’ingénierie et nombre d’autres, qui, pourtant contemporaines d’Auguste Comte, furent ostensiblement ignorées et n’ont toujours pas de place autre qu’ancillaire (les disciplines dites d’application) dans « l’arbre des connaissances » ou sur « l’échelle encyclopédique » que représentent et institutionnalisent encore les académies. Humiliation d’autant plus cruelle pour elles que la phrénologie, et sa fille, la graphologie, pseudosciences manifestement charlatanesques ont toujours une adresse sur l’arbre des disciplines (sur le rameau de la « physiologie intellectuelle »).

 

Pas de place dans la vieille forteresse pour les nouvelles disciplines.

 

La seule évocation des nombreuses disciplines officiellement ignorée par l’arbre de la connaissance dessiné par A. Comte en 1828 et enregistré officiellement par les académies dans les cinquante qui suivirent, rappelle, s’il en était besoin, combien le « paysage épistémique » a changé depuis un siècle : l’apparition de tant de « nouvelles sciences » et les transformations internes de tant de vieilles disciplines sont si généralement reconnues que même les institutions académiques en prennent acte : faut-il décompter encore les sections du Conseil National de la Recherche Scientifique ou les commissions du Comité National des Universités ? Physique des matériaux, physique quantique, biochimie, géosystémique, sciences de l’espace, linguistique, cybernétique, mathématique non standard, psychosociologie, sciences de la communication, sciences de la cognition, « philosophie économique qui aurait des allures de sciences »[15], sciences de l’autonomie, sciences de la complexité… la croissance du nombre des disciplines qui apparaissent depuis un demi siècle sans se soucier d’abord de trouver une niche adéquate dans l’arbre des sciences positives est impressionnante. D’autant plus que cet apparent foisonnement n’est pas accompagné de beaucoup de disparitions : les cent cinquante disciplines principales que recensait le Dictionnaire en 1964 ont presque toutes encore pignon sur rue dans les académies ou les universités, même si certaines semblent aujourd’hui bien âgées.

 

Comment se fait-il alors que la métaphore de l’arbre de la connaissance semble toujours aussi prégnante dans les cultures civiques et scientifiques contemporaines ? Elle se prête de moins en moins bien à l’organisation des connaissances que les sociétés et les cultures humaines s’efforcent de discipliner ; (peut-être même ne s’y est-elle jamais bien prêté : l’incongruité épistémique de « la sociologie, physique sociale » en témoigne), et jamais les appels à l’inter et la transdisciplinarité, qu’elle ne permet pas d’entendre autrement que comme des monstruosités (la physio-physique sociale serait une feuille-tronc, et la socio-biologie serait une feuille-branche) n’ont jamais été aussi nombreux ! Certes on comprend bien les arguments corporatistes que fustigeait déjà Goethe dans son avant-propos au « traité des couleurs » : « Nous comparons la théorie des couleurs de Newton à une vieille forteresse que son constructeur commença d’édifier avec une juvénile précipitation ; peu à peu, se pliant aux besoins de l’époque et aux circonstances, il l’agrandit et l’orna, et ayant à la défendre contre les attaques et l’animosité, la consolida et la fortifia… Cependant on continuait à tenir la vieille forteresse en haute estime parce qu’elle n’avait jamais été prise… Ce renom, cette réputation sont encore les siens. Personne ne s’aperçoit que la vieille forteresse est devenue inhabitable… Le bâtiment est déjà vide et gardé par quelques invalides qui très sérieusement se croient bien équipés… Une antique bâtisse menaçant ruine… »[16]. Qu’il s’agisse de la théorie des couleurs de Newton, du tableau synoptique des disciplines d’Auguste Comte, on comprend que les académiciens vétérans et chenus qui se donnent mission de garder cette « vieille forteresse en ruine » ne tolèrent pas volontiers que l’on proclame la vétusté et l’inutilité du bâtiment. N’ont-ils pas , il y a peu, à l’Académie des sciences de Paris, trouvé une judicieuse parade contre les assauts des jeunes Turcs qui en appelle au renouvellement des disciplines ? Renonçant subrepticement à ce qui faisait la gloire de leur forteresse, le dogme de l’unité des sciences positives, unité que symbolise encore l’image puissante de l’arbre des connaissances, ils se sont résignés à limiter leur ambition : au lieu de régner sur l’empire de la science (sur laquelle hier, ils exerçaient leur emprise), ils acceptent de ne régner que sur un modeste musée : non pas le « musée de la science », mais disent-ils drôlement, le musée de « nos sciences ». Les autres disciplines pourront ainsi batifoler ailleurs et ne plus se soucier de faire le siège de cette forteresse vétuste, une forteresse en forme d’arbre. A moins qu’elles ne préfèrent s’établir, elles aussi dans leurs modestes et déjà vétustes « forteresses en forme d’arbre », musées de sciences provinciales, sciences de l’homme ici, sciences de la société là, sciences de l’ingénierie ailleurs, sciences de l’esprit parfois, voire même sciences de l’action. Modestes musées en forme d’arbrisseaux ou de buissons plutôt qu’en forme d’arbre : quelle discipline ici jouera le rôle des racines, et celui du tronc ? Les sciences économiques, les sciences politiques, la sociologie, chacune a de fort bons arguments pour faire valoir son statut privilégié… Le modèle de l’arbre que les sciences des corps bruts veut bien prêter aux autres sciences s’avère bien mal commode. L’économie tente, non sans d’éphémères succès locaux, d’imposer sa primauté sur la sociologie ou sur la linguistique en arguant de sa capacité à se mathématiser, comme ses grandes soeurs consacrées aux sciences des corps bruts. mais son incapacité à maîtriser les développements contemporains de « l’horreur économique » compromet durablement semble-t-il son autorité académique : il est vrai qu’elle entrait dans cet « arbre des disciplines dites sociales » avec un sérieux handicap social : n’ayant pas été inscrite par Auguste Comte dans « la hiérarchie des sciences », à la différence de la sociologie qui, elle, y était tenue à la fois pour une science des corps organisés et pour une science des corps bruts, elle a à payer un fort « droit d’entrée sur le marché des disciplines positives assermentées » !

 

Enfin Popper vint !… : Le salut par le critère de démarcation falsificationiste ?

 

Les difficultés de la cohabitation des diverses sciences des corps organisés (et plus particulièrement des sciences de la société) au sein d’un même arbre de la connaissance autonome et séparé de l’arbre des sciences des corps bruts, n’étant plus passible d’un traitement ou d’un arbitrage « par la sève mathématique qui monte des racines par le tronc », certaines disciplines s’efforcèrent de regagner la maison mère, l’arbre des sciences positives, en acceptant de passer sous les fourches caudines placées par les vétérans qui gardent cette vieille forteresse en forme d’arbre. La science économique s’affichant volontiers discipline positive au moins par ses méthodes, sinon par ses objets, est sans doute la discipline qui a fait le plus d’efforts dans ce sens. Il semblait lui en coûter tellement de céder « à la tentation du sociologisme » ou aux errements de « l’économie politique distinguée » qu’elle préférait souvent reconnaître la suzeraineté des « sciences des corps bruts » (physique et énergétique surtout) et même des « corps organisés » lorsque celles-ci se solidarisent des premières (comme les branches se solidarisent du tronc (biologie et évolutionnisme). Elle crut trouver un appui très solide en se référant au premier « popperisme », celui de la « théorie falsificationniste ». On se souvient du cri de joie de J. Monod introduisant en français en 1973 « la logique de la découverte scientifique » : « grâce au critère de démarcation (ou de falsifiabilité) proposé par K. Popper, marxisme et psychanalyse sont hors de la science… principe essentiel sur quoi s’est édifié réellement et repose tout l’édifice, jamais achevé de la connaissance scientifique »[17]. Puisque les vétérans qui conservent le musée-arbre-de-la-connaissance ont trouvé dans ce premier popperisme un critère qui leur permet de bannir du musée (ou de l’arbre) les disciplines scientifiques indignes, les reléguant aux musées de province, les disciplines relevant des seuls « corps organisés » ne peuvent‑elles tenter de satisfaire ce terrible critère ? Plusieurs essayèrent, et essayent encore. On se souvient de l’exploration proposée par J.C. Passeron s’interrogeant sur « le raisonnement sociologique » et sur son caractère décidément « non popperien »[18]. Le théoricien le plus universellement reconnu de la méthodologie de la science économique contemporaine, Mark Blaug, a récemment encore (1994) rappelé aux économistes l’importance pour leur crédibilité académique de cette référence positive au popperisme : sous un titre provocant, « Pourquoi ne suis-je pas un constructiviste : confession d’un popperien non repenti »[19], il s’est attaché à démontrer que sa « foi en une science économique tenue pour une science empirique » était légitimée par la référence qu’elle permet au principe falsificationniste (« sera dite scientifique une théorie dont on puisse éventuellement montrer ultérieurement qu’elle n’est pas empiriquement vérifiée »). Ce critère méthodologique n’est sans doute pas un critère gnoséologique puisqu’il ne dit rien de la « nature » des connaissances ainsi produites ni de leur relation (arborescentes ?) avec les autres disciplines. Mais puisque les « sciences des corps bruts » prétendent établir le monopole de la méthodologie scientifique assermentée, M. Blaug et les nombreux économistes académiciens qui le cautionnent, raisonnent par symétrie : en nous référant à la même méthodologie, validée par le principe popperien de la falsification, nous témoignons du sérieux scientifique de notre discipline. Certes on ne sait pas encore bien où la localiser dans l’arbre des sciences positives mais on sait qu’elle lui appartient puisqu’elle est nourrie de la même sève… méthodologique, le falsificationnisme.

 

Le raisonnement manque sans doute de rigueur épistémologique, mais il semble qu’il paraisse aujourd’hui encore convaincant à nombre d’économistes. Le fait que K. Popper ait enseigné à la « London School of Economics » constitue sans doute une caution académique rassurante[20].

 

Une investigation un peu plus approfondie de la réflexion épistémologique de K. Popper devrait pourtant inciter les économistes (… et les autres !…) à interpréter avec autant de prudence le principe falsificationniste de K. Popper que la loi des trois états d’Auguste Comte. Une telle investigation a été récemment conduite par D. Wade Hands s’aidant de la publication récente du premier volume des « archives K. Popper » (1994) : il s’y retrouve en particulier un des très rares articles consacrés par Sir Karl à l’économie et aux sciences sociales, publié initialement en 1963[21] : article qui introduit et développe le principe du « rationalisme critique » (la méthode « d’analyse situationnelle » associée au « principe de rationalité » ; « une position très affirmée en faveur du rationalisme critique et contre toute simple approche falsificationniste de la connaissance scientifique », conclut D. Wade Hand qui souligne la profonde évolution de la pensée épistémologique de K. Popper entre 1945 et 1965, lorsqu’il eut à aborder la méthodologie de la recherche en science sociale[22]. Evolution dont les lecteurs du « plaidoyer pour l’indéterminisme » (L’univers irrésolu, Herman, 1984) conviendront aisément, même s’il leur semble difficile de désacraliser le principe falsificationniste qui légitime leur brevet de scientificité garantie.

 

Les disciplines scientifiques : projet plutôt qu’objet de connaissance.

 

Mais alors s’écrieront les économistes brevetés (et nombre d’autres chercheurs en sciences sociales en quête de légitimité académique), qu’allons-nous faire pour témoigner du sérieux scientifique de notre discipline préférée ? Ignoré par le paradigme positiviste et réaliste de l’arbre de la connaissance (l’échelle encyclopédique d’Auguste Comte), et bien en peine de justifier un greffon plausible qui permettrait de rajouter a posteriori nos disciplines pourtant fort vivaces, (qu’elles soient fort anciennes comme l’économie politique ou la rhétorique ou toutes jeunettes comme la cybernétique informatique ou la sémiologie voire la nouvelle dialectique), si nous ne pouvons plus nus servir de l’autorité symbolique du falsificationnisme popperien, qu’allons-nous devenir ? Les vieilles académies vont refuser de nous accueillir et les citoyens vont s’interroger sur la légitimité des connaissances que nous prétendons produire à leur attention… et vont nous mesurer plus chichement encore les crédits de recherche qu’ils nous accordent ! Cette plainte ne monte pas seulement des sciences de la société. Les sciences de l’ingénierie, qui se redécouvrent fondamentales alors qu’on les prétendait « seulement appliquées »[23], et bien des « nouvelles sciences », de la cosmologie à l’écologie par l’immunologie, s’interrogent enfin sur leur légitimité épistémologique. La géophysique convient qu’elle doit devenir une géophysiologie[24] et la mécanique quantique nous propose quelques magistrales leçons de « la nouvelle pensée scientifique »[25]. On pourrait poursuivre longtemps cette énumération. L’aspiration à un renouvellement épistémologique profond auquel nous invitait G. Bachelard dès 1934 dans « Le nouvel esprit scientifique » (« pour une épistémologie non cartésienne ») devient si forte qu’il nous faut l’entendre comme un appel à un renouvellement de nos paradigmes épistémologiques de référence, et, par là même, à un renouvellement de notre modèle de base du système des sciences : le modèle de l’arbre des connaissances semble se déliter ; le modèle de l’archipel des sciences semble se construire… Mais de tels modèles ne se conçoivent pas sans la pression réfléchie de quelques projets culturels. Les disciplines des sciences de l’homme et de la société, comme celles des sciences de l’ingénierie, et plus généralement toutes les inter et les transdisciplines, ont peut-être aujourd’hui une responsabilité originale dans la formation-traduction de ces projets.

 

1967 : J. Piaget, les épistémologies constructivistes et le système cyclique des sciences.

 

S’interrogeant sur les raisons de leur inconfort (voire de leur expulsion) de l’arbre des disciplines positives, elles prennent conscience, avec J. Piaget, à partir de 1967, des raisons proprement épistémologiques, (gnoséologiques et méthodologiques) de leur bannissement de la « vieille citadelle » : si elles n’y ont pas de place, n’est-ce pas parce que les hypothèses fondatrices des épistémologies positivistes et réalistes (qui légitiment, depuis A. Comte, l’organisation hiérarchique du « système des sciences positives ») s’avèrent inutilement contraignantes et cognitivement incongrues aux projets de production de savoir (ou de sens) que les sociétés contemporaines demandent à la science ? En associant une ample réflexion sur « les courants de l’épistémologie scientifique contemporaine » à une discussion des « systèmes de classification des sciences », J. Piaget[26] allait montrer l’étroite dépendance du système arborescent des disciplines positives avec les hypothèses gnoséologiques arbitraires (héritées d’un « cartésianisme primaire »).qui fondent les hypothèses positivistes (ontologie ou dualisme objet-sujet, et déterminisme) ; et il allait montrer qu’une réflexion épistémologique équilibrante sur la compréhension de la connaissance par l’interaction « sujet-objet » invitait à restaurer le rôle d’une hypothèse phénoménologique dans la production et la légitimation du savoir enseignable : « L’objet de connaissance » redevient « projet de connaissance »[27]. Hypothèse gnoséologique au moins aussi plausible que celle des positivismes, qui allait l’inciter à ré-élaborer des « systèmes de classification des connaissances » dont la forme et la fonction vont différer sensiblement de celui de « l’arbre ou de la hiérarchie des disciplines positives ». On sait qu’il proposera un premier système alternatif qu’il présentera comme le « système cyclique des sciences » permettant d’exprimer « les diverses formes de dépendances entre les sciences » et de suggérer de multiples interprétations de ces interactions comprises dans leur caractère à la fois dynamique et dialectique. Conception de l’organisation de la connaissance qui le conduira, peu après, à renouveler le discours académique sur « la situation des sciences de l’homme dans le système des sciences » et à expliciter en des termes neufs « les problèmes généraux de la recherche interdisciplinaire »[28]. Conception du « système cyclique des sciences » qui le conduira à restaurer et à re-formuler les hypothèses phénoménologique et dialectique sur lesquelles pourra s’exprimer le paradigme des épistémologies constructivistes qui va progressivement se redéployer à partir de ces publications de 1967 et 1970, tant en Europe qu’en Amérique du Nord[29].

 

Redéploiement des épistémologies constructivistes que l’on doit à Y. Barel, à E. Morin, à G. Bateson, à H.A. Simon, à H. Von Foerster, à E. Von Glasersfeld, …, qui va susciter, et qui suscite encore une sorte de bouillonnement paradigmatique : dans ce creuset, se forment progressivement quelques modèles plausibles et pertinents des modèles du « système des sciences » par lequel s’articulent les savoirs entre eux et les savoirs et les faire : le modèle cyclique des sciences proposé initialement par J. Piaget a suscité le développement du « modèle spiralé » (« le modèle de l’île volcanique », dont le cratère est « Epistémè » et dont les plages sont baignées par la mer « Empirie »). Dans le même temps se reformait le modèle de « l’archipel des sciences » que l’on a évoqué en commençant cette étude, inspiré peut-être davantage par une réflexion sur les transformations des pratiques modélisatrices. Pour l’une comme pour l’autre de ces métaphores d’appui, l’auto-éco-ré-organisation des savoirs disciplinés qui ainsi se forment et se transforment, implique leur compréhension en terme de « projets de connaissance » et non plus en tant qu’objets à connaître, objets que la nature imposerait à la science de considérer. Redéfinition de l’image culturelle que nous nous formons de nos disciplines en guerre, qui incite à les entendre « comme choses à faire et non à découvrir : ce sont des constructions et non des trésors », ajoutait P. Valéry[30]. Les disciplines enseignables n’ont-elles pas pour vocation de « représenter » plutôt que d’« expliquer », interrogeait-il aussi : « Représentations sur lesquelles on put opérer, comme on travaille sur une carte, ou l’ingénieur sur l’épure… et qui puissent servir à faire »[31] ? Représentation qu’il faut entendre en terme théâtral plutôt que diplomatique[32], dans l’expression desquelles le projet des acteurs jouera un rôle qu’il vaut mieux postuler que nier. La vieille obsession (vieille ? : 200 ans à peine) du modèle réducteur, du modèle simplifié, qui prétend « expliquer » par déduction linéaire (« Les longues chaînes de raisons toutes simples ») par laquelle se sont légitimées les disciplines positives est-elle encore si prégnante ? Devons-nous nous acharner encore à discipliner nos connaissances en référence biunivoque à la discipline ou à l’ordre sévère d’un univers connaissable qui seuls garantissent leur vérité ?

 

Les disciplines scientifiques : projet « de l’esprit se retrouvant dans les actes ».

 

« D’une manière générale, la réalité est ordonnée dans l’exacte mesure où elle satisfait notre pensée. L’ordre est donc un certain accord entre le sujet et l’objet. C’est l’esprit se retrouvant dans les choses »[33] : la méditation provocante de Bergson, depuis près d’un siècle, interpelle les disciplines positives : se définissent-elles, indépendamment du sujet par mimétisme de la discipline ordonnée d’une réalité objet ? Ou sont-elles projets du sujet-connaissant qui les construit poïétiquement pour ordonner ses représentations de son expérience de l’univers connaissable, pour leur donner un sens, voire des sens possibles, dès lors qu’ils sont plausibles ? Les deux thèses sont plausibles, mais la seconde nous semble aujourd’hui plus recevable : non seulement nous nous accoutumons à « la fin des certitudes »[34] (qu’elles soient métaphysiques ou physiques), mais surtout nous convenons pragmatiquement de la faisabilité et de la légitimité des possibles cognitifs. Piaget ne reprenait-il pas la thèse de Bergson en écrivant en 1937, dans « La construction du réel chez l’enfant » : « L’intelligence… organise le monde en s’organisant elle-même »[35] ? Les disciplines dès lors peuvent s’entendre comme et par projet de connaissance, se construisant et se transformant au fil de la genèse de ce projet, dans l’expérience que le sujet connaissant se forme de sa relation au monde. Projet qui, récursivement, se transforme dans cette expérience cognitive, transformant ainsi les savoirs, « disciplines enseignables », qu’il avait construits. Savoirs qui vont se reconstruire, ici par morphogenèse progressive, là par tâtonnements délibérés. A la manière dont se déforment les lignes de navigation qui sillonnent l’archipel scientifique par lesquelles nous les interprétons métaphoriquement : de nouvelles îles et de nouveaux fjords apparaissent ou disparaissent, suscitant, par une progressive morphogenèse, la déformation de quelques lignes de cabotage hier encore familières. D’autres îles dans les lointains de l’archipel, sont parfois rêvées par les aventuriers, qui en tâtonnant, au prix de quelques risques, lancent leur « Santa-Maria » dans ces « aventures infinies » de la science, « aventure extraordinaire dans laquelle le genre humain… s’est engagé, allant je ne sais où » (P. Valéry[36]). Dans cette aventure, la connaissance s’auto-éco-re-discipline, transformant en s’organisant le projet des humains qui la forme. « En changeant ce qu’il connaît du monde, l’homme change le monde qu’il connaît. En changeant le monde dans lequel il vit, l’homme se change lui-même » : la méditation du biologiste T. Dobzansky concluant en 1961 « L’homme en évolution »[37], nous propose en une belle formule un paradigme alternatif à celui de la « loi des trois états » d’Auguste Comte qui légitimait l’organisation hiérarchique et linéaire des disciplines positives (« Ordre et (est ?) Progrès »). Nous pouvons – et peut-être aujourd’hui devons-nous – ouvrir assez l’éventail des « bons usages de la raison »[38] sans le maintenir fermé sur la seule forme de rationalité linéaire, fermée, syllogistique, en restaurant les capacités de l’esprit humain à raisonner récursivement, dialectiquement,… et pragmatiquement : « Toute connaissance acquise sur la connaissance devient un moyen de connaissance éclairant la connaissance qui a permis de l’acquérir »[39] : C’est ce qu’E. Morin appelle « le dialogue trinitaire entre la connaissance réflexive, la connaissance empirique et la connaissance sur la valeur de la connaissance »4.

 

La Discipline : le projet d’une carte sur laquelle on travaille.

 

Ainsi se réinterprètent nos conceptions collectives de l’organisation de nos connaissances en « discipline » : discipline de l’esprit, et non de la nature, conventions délibérées dans les projets en permanente genèse au sein d’une culture qui transforme l’intelligence en se formant elle-même. Disciplines contingentes, comme le paradigme ou le « discours de la méthode » qui les légitime culturellement un moment : « un discours sur la méthode scientifique sera toujours un discours de circonstance, il ne décrira pas une constitution définitive de l’esprit scientifique » rappelait G. Bachelard[40], qui concluait : « la science moderne se fonde sur le projet »[41].

Construire et reconstruire des représentations téléologiques riches de nos projets de connaissance, en restaurant par la modélisation systémique l’expérience modélisatrice multimillénaire de l’inventio-rhétorique et de la topique, et, sur ses représentations actives, développer des formes ouvertes de rationalité téléologique dialectique, récursive, à la fois critique et rusée ou « procédurale (la « logique naturelle », dira J.B. Grize[42]), ces conditions méthodologiques que les épistémologies constructivistes proposent aujourd’hui à notre entendement du système des sciences, s’avèrent aujourd’hui praticables et pratiquées. Lorsque G. Bachelard, en 1934 écrivait « Le nouvel esprit scientifique » (l’année où K. Popper achevait « la logique de la découverte scientifique »[43], les « nouvelles sciences » effectivement nouvelles étaient peu nombreuses et, pour l’essentiel, il s’exerçait à un changement de regard sur les disciplines anciennes sans discuter particulièrement leur organisation mutuelle. Un demi siècle plus tard, plus de cinquante « nouvelles sciences », pratiquement toutes fondées sur un « projet de connaissance » (plutôt que sur un « objet naturel »), ont émergé dans nos cultures et dans nos académies, à la suite de la pionnière « cybernétique, science de la communication et de la commande » : au fil de ce demi siècle, elles parviennent, en tâtonnant, à s’interroger sur la « valeur » épistémique des connaissances qu’elles produisent et transforment et à leur insertion dans le système des sciences par lequel elles s’intègrent dans nos cultures. Exercice certes difficile encore, d’autant plus que les vétérans gardiens de la vieille citadelle positiviste s’efforcent de le décourager dans les institutions d’enseignement et de recherche. Mais pour l’observateur témoin de ce renouvellement de nos paradigmes épistémiques de référence depuis un demi siècle, comment ne pas reconnaître dans cet exercice, la manifestation des « principes d’espérance dans la désespérance » que formulait E. Morin (dans Terre Patrie[44], et en particulier « le principe de la taupe, qui creuse ses galeries souterraines et transforme le sous-sol avant que la surface en soit affectée ». Les épistémologies constructivistes se reforment, les métaphores d’appui plausibles pour interpréter et légitimer le système des sciences apparaissent non seulement acceptables, mais aussi fructueuses, catalysant les reliances et les articulations.

 

Celle de l’archipel scientifique, que l’on a ici privilégié s’avère peut-être aujourd’hui plus particulièrement pertinente pour nous inciter à quelques nouveaux regards sur les transformations en cours de ces « vieilles disciplines » des sciences sociales que sont l’économie ou la sociologie.

 

L’économie politique est aussi une discipline construite à dessein…

 

On ne peut ici que suggérer cette interprétation en observant que la « bonne vieille économie politique » n’est pas née initialement au sein du paradigme énergétique alors en formation à l’initiative des physiocrates à la fin du XVIIIe siècle. Dans sa passionnante « histoire intellectuelle de l’économie politique » J.C. Perrot[45] consacre quelques pages à l’oeuvre de l’abbé Castel de Saint Pierre (1658-1743) et en particulier à son « Projet pour perfectionner le gouvernement des états »… Oeuvre épistémologique, contre laquelle « la physiocratie, assimilant l’économie à une science de la nature », cherchera à « s’immuniser »[46], percevant cette « mutation de l’epistémè » qu’impliquait la constitution d’une nouvelle discipline que l’abbé de Saint Pierre appelait « la science du gouvernement » : « par ces termes, j’entends la connaissance des moyens qui peuvent le plus contribuer au bonheur des familles »[47]. Avec ses amis du « Club de l’Entresol » (dans les années 1720-1730), il va élaborer une conception de l’économie politique entendue comme science du gouvernement dont il a cherché à assurer « la portée épistémologique »[48] ; épistémologie que l’on tiendrait aujourd’hui pour « constructiviste » souligne son biographe avant de montrer combien elle s’écarte de la conception « naturaliste » des physiocrates auxquels nous attribuons trop souvent le monopole de la constitution de l’économie politique[49].

La définition positiviste et réaliste (voire « énergétiste »[50]) de la discipline « économie politique » que nous connaissons et pratiquons depuis deux siècles (et que, curieusement, A. Comte ne voulait pas connaître en la bannissant de son tableau synoptique des sciences positives[51]) ne s’avère-t-elle pas, elle aussi contingente ; avant elle, et, de façon souvent souterraine, en concurrence avec elle, il en était au moins une autre ; tradition non moins légitime, qui nous autorise à reconnaître dans notre relecture de cette vieille discipline, non pas une innovation brutale, mais une résurgence, un « nouveau commencement »[52]. Nouveau commencement dont nous savons trouver les traces dans les redéfinitions de la science économique que nous rencontrons aujourd’hui avec les développements de « L’Economie Politique Evolutive » (« Evolutionary Political Economy »), de la « Socio- et l’anthropo-économie », de « l’économie de la connaissance »… les unes et les autres pouvant peut-être se fédérer en une « science de l’ingénierie socio-économique » dont H.A. Simon s’est fait depuis longtemps le pionnier : « L’économique est une «science de l’artificiel» car elle s’intéresse aux systèmes qui cherchent à s’adapter à leurs environnements afin d’atteindre leurs buts, y compris des buts de survie… Cette adaptation peut être limitée à la fois par la capacité du système à « computer » ce qu’est le comportement raisonnable et par sa capacité à mettre en oeuvre le comportement « computé », comportement qui, mis en oeuvre, l’incitera parfois à modifier les buts par rapport auxquels il est justifié[53]. Ainsi se dessinent peut-être de nouvelles lignes de navigation dans l’archipel des sciences, s’adaptant ou se réadaptant aux nouvelles configurations que suscitent les transformations de ce paysage plus ou moins inondé.

 

Auto-éco-ré-organisation des disciplines : une méditation épistémologique sur la valeur de la connaissance.

 

L’exercice que nous avons à peine ébauché pour les sciences économiques peut et doit bien sûr se conduire avec la même attention épistémologique pour bien d’autres disciplines (et pour celles qui nous concernent davantage ici, pour la sociologie et la psychosociologie, pour les sciences de gestion, pour les sciences de la communication et de la cognition, pour les sciences de l’organisation, de la décision, de l’information, de la computation, comme pour la nouvelle rhétorique ou la nouvelle dialectique…[54].

 

Le lecteur qui attendait l’exposé « clé en main » de l’enseignement de ses disciplines préférées sera peut-être frustré que notre étude s’interrompe sur cette conclusion ? Qu’il soit enseignant ou praticien, s’il a achevé cette lecture, n’est-ce pas parce qu’il n’est pas satisfait des modalités contemporaines de légitimation socio-culturelle des savoirs qu’il enseigne ou qu’il met en oeuvre. Il importait de le conforter dans cette insatisfaction et de lui proposer un changement de regard sur ces savoirs : d’un objet de connaissance à un projet de connaissance. Projet dont nous sommes, pragmatiquement et épistémiquement responsables, que nulle autorité transcendante ne peut nous imposer. Je souhaite bien sûr le convaincre, si ce n’est déjà fait, que le projet d’une intelligence ouverte de la complexité inépuisable de nos rapports à l’Univers me tente plus que le projet d’une connaissance épurée et simpliste. Mais puis-je lui imposer mon projet ? Au mieux je peux supplier qu’il ne m’impose pas le second… en espérant qu’il ne me traitera pas de nazi si je persiste dans mon refus de l’exclusivité de « sa méthode et de sa pensée scientifique… unique », unique et fermée, unique et linéaire[55]. Entendrons-nous alors cet ancestral appel à une permanente méditation épistémologique, qui donnera sens à nos efforts pour comprendre la valeur des connaissances disciplinées que nous formons, que nous enseignons et que nous raisonnons ? Pour ce faire, les pages de Protagoras, Léonard de Vinci, Montaigne, Pascal ou Valéry nous seront au moins d’un aussi grand secours que celles de Platon, Descartes, A. Comte et du Cercle de Vienne.




[1] P.A. Weiss : « L’archipel scientifique. Etudes sur les fondements et les perspectives de la science » (1971, traduction française 1974). Ed. Maloine, Paris.

[2] « Dans cet essai d’une théorie générale des modèles, écrira-t-il en 1972, qu’ai-je fait d’autre, sinon de dégager et d’offrir à la conscience les prémices d’une méthode que la vie semble avoir pratiquée dès son origine » ? R. Thom : « Stabilité structurelle et morphogenèse », éd. W. Benjamin, Reading, Mass., 1972, p. 325.

[3] Si le paysage est celui de la connaissance, ne peut-on entendre ces « grands réflexes » comme des « grandes disciplines » ?

[4] Image empruntée à E. Carneiro-Leao « Pour une critique de l’interdisciplinarité » dans UNESCO : « Entre Savoirs », 1992, p. 346.

[5] Dans « Die philosophischen Schriften », cité par G. Giorello dans « Le système des savoirs », Encyclopedia Universalis, Enjeux, T. II, p. 1042.

[6] Voir « Sur les fondements épistémologiques des «nouvelles sciences» » dans « Le constructivisme », 1994, tome 1, chap. 2.

[7] K. Marx. Le Capital. Ed. Pléiade, T. 1, p. 728.

[8] « Searching is the end » dira H.A. Simon, in « Reason in Human Affairs », Stanford University Press, 1983, p. 70.

[9] Platon. « Protagoras ou les sophistes ». Oeuvres, Ed. Pléiade, T. 1.

[10] « Deuxième leçon du cours de philosophie positive » : « Considérations générales sur la hiérarchie des sciences positives » (1829) : cf. l’édition tel Gallimard (1996) de J. Gange « A. Comte, philosophie des sciences », p. 99. Faut-il souligner qu’Auguste Comte, pas plus là qu’ailleurs, n’argumente ses pétitions de principe, que tant de scientifiques présumés dotés d’esprit critique ont acceptées comme des évidences d’observation » : comment démontrer que « l’ordre dogmatique seul convient à l’état perfectionné de notre intelligence ». L’affaire serait banale si la hiérarchie des sciences positives n’était acceptée comme une croyance sacrée s’imposant à la raison et à la sagesse des académies.

[11] J.P. Cometti, dans « Le philosophe et la poule de Kircher » (1997) interprète cette image de la poule de Kircher due à J. Bouveresse (1984), lequel l’empruntait à R. Musil (1926). Il l’applique à l’exercice de la pensée des philosophes contemporains, mais elle se généralise aisément à l’activité culturelle du citoyen et donc du scientifique ! Comme se généralise la thérapie que propose J.P. Cometti pour traiter ce « syndrome de Kircher » : un changement de regard… ou de métaphore, en observant ce qui se fait et se pense « ailleurs » !!…

[12] A. Comte. Cours de philosophie positive, 2e leçon, p. 109 de l’Ed. TEL Gallimard.

[13] Ibid, p. 110.

[14] A. Comte, ibid, p. 110.

[15] Alain Caillé. Revue du MAUSS, n° 15-16, 1992. p. 11+.

[16] W. Goethe. « Traité des couleurs ». Traduction H. Bideau. Ed. Triades, Paris, 1980 (1993), p. 74.

[17] Préface de J. Monod à la traduction française de « Logique de la découverte scientifique », K. Popper. Ed. Payot 1973, p. 3.

[18] J.C. Passeron. « Le raisonnement sociologique. L’espace non popperien du raisonnement naturel ». Ed. Nathan 1991. p. 12.

[19] « Why I am not a constructivist. Confession of an unrepentant Popperian », in K.E. Backhouse (ed.) « New Directions in Economic Methodology ». Routledge, Ed., London, 1994, pp. 109-136.

[20] K. Popper, s’il « admirait la théorie économique », ne semble guère s’être soucié de la légitimité épistémologique des sciences économiques ; il rappelait qu’il enseignait « la logique et la méthode scientifique » (en général) à la L.S.E.. On retrouve la trace d’une étude de C. Schmidt sur « les relations entre Popper et l’économie », communication au colloque de Cerisy. « Karl Popper et la science d’aujourd’hui » (1981), étude qu’il annonce en note de son avant-propos à la traduction française de « la quête inachevée » de K. Popper (Calman Lévy, 1981, p. 13). Mais les actes de ce colloque (qui ne furent publiés qu’en 1989 (chez Aubier) semblent avoir oublié cette communication annoncée !

[21] D. Wade Hands : « Karl Popper on the myth of the framework : Lukewarm popperians + 1, unrepentant popperians – 1″, Books Review (de K. Popper : « The myth of the framework », Routledge, London 1994), publié dans « Journal of Economics Methodology », vol. 3, n° 2, 1996, p. 317-322). L’article de K. Popper auquel se réfère D. Wade Hands fut publié en français en 1967 sous le titre « La rationalité et le statut du principe de rationalité », dans E.M. Claassen (Ed.) : « Les fondements philosophiques des systèmes économiques ». Ed. Payot, Paris, p. 142-150. Le titre de l’article original en anglais (conférence au Harvard Economics Department, 1963) est « Models, Instruments and Truth : the status of rationality principle in the social sciences ».

[22]« Le principe de rationalité (dans sa formulation la plus large : « les individus agissent toujours d’une manière adaptée à la situation où ils se trouvent »), s’il n’est pas empiriquement réfutable, que pourrait-il être sinon a priori valide ? », interroge par ex. K. Popper dans la version française de son article (E. Claasen 1967, p. 145). Et comme il assure concevoir des situations empiriquement observables dans lesquelles ce principe n’est pas vérifié, il conclut « qu’il est faux ». Mais comme on ne peut s’en passer, assure-t-il, il postulera qu’une théorie réfutée sera fausse non en vertu de ce principe méthodologique de rationalité qu’elle met en oeuvre, mais en vertu des insuffisances du modèle de la situation dans laquelle il s’exerce ! Conclusion passablement arbitraire qui suscitera de nombreuses reformulations du principe de rationalité privilégiant son caractère téléologique que H. Simon proposera à partir de 1973 (interactions fins/moyens et rationalité procédurale).

[23]  Cf. H.A. Simon « Sciences des systèmes, sciences de l’artificiel » (1969 et 1981) : trad. française 1991, éd. Dunod. Cf. chap. 5 et les chapitres 2 et 3 de « Le constructivisme T. 1″, éd. ESF 1994, pp. 45-90.

[24] Voir par exemple l’ouvrage passionnant de Peter Westbroek « Life as a geological force », W.W. Norton Cy, N.Y., 1991.

[25] Le très bel article de Mioara Mugur-Schächter, « Les leçons de la mécanique quantique. Vers une épistémologie formelle » (Le Débat, n° 94, mars 1997, p. 169-192) propose une très remarquable et stimulante réflexion sur cet argument.

[26] J. Piaget (Ed), « Logique et connaissance scientifique » (Encyclopédie Pléiade, 1967) : titre des deux articles de synthèse de l’Encyclopédie, p. 1151 à 1274).

[27] G. Bachelard avait dès 1934, dans « Le nouvel esprit scientifique », campé cet argument fondateur des épistémologies contemporaines : « La méditation de l’objet par le sujet prend toujours la forme du projet », p. 20.

[28] Titre des deux grands articles que J. Piaget rédigera pour la synthèse publiée par l’UNESCO en 1970 sous le titre « Tendances principales de la recherche dans les sciences sociales et humaines » (Ed. Marton – UNESCO) : entreprise perçue alors comme un peu trop en avance sur son temps, mais qui a préparé le terrain sur lequel, depuis 25 ans, commencent à se développer des recherches dites interdisciplinaires épistémologiquement bien argumentées ; même si, paradoxalement, l’UNESCO a parfois semblé revenir à des positions épistémologiques plus timorées : en témoignent certains des articles d’un nouveau dossier consacré par l’UNESCO à « L’interdisciplinarité » (« Entre Savoirs », Ed. Erès, Paris 1992) où l’on peut lire que « l’interdisciplinarité constitue un prolongement analytique de la spécialisation,… encore plus affinée » (p. 23). On frémit… et on se rassure en lisant d’autres articles sensiblement plus ouverts, de S. Vilar ou de E. Carneiro Leao que l’on citait en commençant, par exemple.

[29] On a succinctement présenté cette re-construction des « épistémologies constructivistes » dans le Que Sais-je qu’on leur a consacré en 1995 (cf. en particulier le chap. 3), puis dans une chronique intitulée « Les épistémologies constructivistes, un nouveau commencement », publiée dans « Sciences de la Société » (P.U. Mirail) n° 40-41-42, 1997.

[30] P. Valéry, Cahier VIII, 319.

[31] P. Valéry, Cahiers (Pléiade T. 1, p. 854).

[32] On emprunte cette heureuse métaphore à l’article de J. Ladrière (« Représentation et connaissance ») de l’Encyclopedia Universalis.

[33] H. Bergson : « L’évolution créatrice », 1907, p. 221.

[34] Ilya Prigogine : « La fin des certitudes : temps, chaos et les lois de la nature », Ed. O. Jacob, Paris, 1996.

[35] J. Piaget : « La construction du réel chez l’enfant ». Delachaux Niestlé, 1937 (ré-édition 1977) : « L’intelligence ne débute ainsi ni par la connaissance du moi, ni par celle des choses comme telles, mais par celle de leur interaction, et c’est en s’orientant simultanément vers les deux pôles de cette interaction qu’elle organise le monde en s’organisant elle-même », p. 311.

[36] P. Valéry : « Variété III. La politique de l’esprit » (in Oeuvres complètes, éd. Pléiade, T. 1, p. 1040).

[37] T. Dobzansky : « L’homme en évolution ». Traduction française, Flammarion 1966, p. 391.

[38] H.A. Simon : « Reason in Human Affairs », Stanford University Press, 1983.

[39] E. Morin : « La Méthode, T. III : La connaissance de la connaissance », Ed. du Seuil, 1986, p. 232.

[40] G. Bachelard : « Le nouvel esprit scientifique », PUF, 1934+ ; p. 139.

[41] Ibid, p. 15.

[42] J.B. Grize : « Logique naturelle et communication ». PUF, 1996.

[43] K. Popper : « Logique de la découverte scientifique » (éd. originale en allemand : 1935). Trad. française : Ed. Payot, 1973. Il est intéressant pour notre propos de remarquer que cette même année 1973, H.A. Simon proposait une controverse sur ce thème à K. Popper, dans un article auquel K. Popper ou ses disciples et exégètes n’ont jamais répondu, semble-t-il : « Does scientific discovery have a logic ? », in Philosophy of Science, vol. 40, 1973, p. 471-480 (repris dans H.A. Simon : « Models of discovery », D. Reidel Pub. 1977.

[44] E. Morin et A.B. Kern : « Terre-Patrie ». Ed. du Seuil, 1993, p. 216.

[45] J.C. Perrot : « Une histoire intellectuelle de l’économie politique, XVIIe-XVIIIe siècle ». Ed. EHESS, Paris, 1992.

[46] J.C. Perrot, 1992, p. 57.

[47] J.C. Perrot (1992) cite, p. 50, cette formule qu’il trouve dans un ouvrage de Saint Pierre de 1734.

[48] « La portée de l’oeuvre est épistémologique », souligne J.C. Perrot (1992, p. 49).

[49] J.C. Perrot (1992) : « L’épistémologie de l’abbé de Saint Pierre est constructiviste : elle concerne bien entendu l’ensemble des hommes en société » (p. 52). On ne s’arrêtera pas à l’anachronisme apparent de la formule, en accordant à J.C. Perrot l’intention de « faire image » et de camper en peu de mots deux conceptions épistémologiques délibérément différentes, différence que la légende des physiocrates avait quelque peu estompée.

[50] Energétiste en tant que fondée quasi exclusivement sur un « principe de moindre action » présumé naturel.

[51] J.C. Perrot me suggère un argument pour expliquer ce bannissement : A. Comte se référait volontiers à la pensée et à l’oeuvre de Condorcet dont il se voulait le continuateur. Or, observe J.C. Perrot, « Condorcet professe en même temps une parfaite orthodoxie physiocratique, et une épistémologie qui la dément en tous points » (p. 374) : C’est peut-être cette contradiction implicite qui a incité A. Comte à ne pas s’embarrasser d’une discipline si incongrue ?

[52] Edgar Morin, G. Bocchi, M. Ceruti : « Un nouveau commencement », Ed. du Seuil, 1993.

[53] H.A. Simon : « Methodological foundations of economics ». In J. Auspitz et Al., Ed. « Praxeologies and the philosophy of economics » (Transaction Pub. 1991), p. 25-42. Parmi les textes relativement récents de H.A. Simon développant le même argument, mentionnons par exemple « Why economist disagree » in « Journal of Business Administration » (vol. 18, n° 1, 1988-89, p. 1-19) ; et « Prediction and prescription in systems modeling », in « Operations Research », vol. 38, n° 1, janvier 1990.

[54] Certaines de ces discussions sont commencées dans divers chapitres du tome 2 de « Le constructivisme : les épistémologies », Ed. ESF 1995. La « nouvelle rhétorique » a été réintroduite par C. Perelman dans un traité désormais célèbre publié en 1971 ; la « nouvelle dialectique » a fait, il y a peu, l’objet d’une étude originale de F. Van Eemeren et R. Grootendorst (trad. franç. Ed. Kiné 1996), et l’on doit mentionner le rôle pionnier d’Y. Barel, que j’ai évoqué dans « Sur la «nouvelle dialectique» selon Y. Barel » publié dans « Système et paradoxe, autour de la pensée d’Yves Barel » (Ed. du Seuil 1993).

[55] Allusion à un article d’un membre de l’académie des sciences de Paris dont le nom ne mérite pas de passer à la postérité qui pouvait écrire, en 1996, sans être désavoué par ses pairs, dans un magazine scientifique de grande diffusion, que « le constructivisme est à l’épistémologie ce que le nazisme est à la politique »… (puisqu’il) « sape le positivisme (… afin de…) fonder de nouvelles sciences ».

L’information forme l’organisation qui la forme

2 octobre 2008

- CONTRIBUTION aux CAHIERS du LERASS -

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(L’organisation au risque de l’information)

 

 

 

 

Jean-Louis LE MOIGNE

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L’INFORMATION FORME L’ORGANISATION QUI LA FORME

 

 

 

 

 

Pouvait-on concevoir – et a fortiori gérer – nos organisations sociales avant que l’on n’invente les systèmes informatiques dont elles s’équipent si allègrement et si universellement depuis trente ans pour supporter leur système d’information ? La question semble naïve : bien sûr, on le pouvait puisqu’on le faisait, au moins depuis deux ou trois siècles. La Compagnie de Saint-Gobain, ou la Compagnie des Indes Occidentales n’étaient-elles pas de belles et bonnes organisations, conçues et gérées sur le modèle efficace de l’administration colbertienne ? Mais comment pouvaient-elles être bonnes (efficaces, puissantes, performantes, etc…) sans se référer en permanence à la qualité et à la notoriété de leur « Système d’Information » ? Pouvaient-elles même nommer ce concept ? Les historiens ne relèvent pas le mot dans le langage des organisations avant la fin des années cinquante. Comment se fait-il alors que tous les discours contemporains sur la conception et la gestion des organisations sociales tiennent le Système d’Information pour le concept central, capital, sans lequel l’organisation ne serait plus même intelligible ?

 

 

L’entreprise : du mollusque au dauphin, de la fabrique à l’office.

 

La métaphore n’a sans doute pas fini d’être utilisée : le système d’information est à l’organisation sociale ce que le système nerveux est à l’organisme humain, assure-t-on très généralement. Les entreprises du XIXème siècle pouvaient-elles être concevables et gérables en ignorant leur propre système d’information alors qu’un humain ignorant son système nerveux est bien incapable de développer consciemment un comportement intelligent ? On est tenté de généraliser la métaphore : de même qu’il existe des systèmes vivants dont le système nerveux est peu développé (celui d’une mouche ou d’un mollusque), les organisations sociales des siècles précédents étaient peut-être conçues sur un modèle très embryonnaire (l’«entreprise-mollusque»), et pouvaient fonctionner sans système d’information bien développé ? Mais étaient-elles moins performantes que notre « entreprise-dauphin » contemporaine, dotée d’un S.I. sophistiqué ?

Depuis les premiers traités de gestion des manufactures de Ch. Babbage, (1830), on sait que la qualité de la gestion des arsenaux ou des industries textiles d’alors étaient au moins comparable à celle de la gestion de nos modernes entreprises dotées des plus réputés services de Recherche Opérationnelle ! Et les historiens nous rappellent alors que les organisations d’antan articulaient leur gestion entre « la Fabrique et l’Office« , et que la fonction de cet Office était comparable à celle que devrait assurer le Système d’information de l’organisation contemporaine.

 

 

 

Peut-on concevoir un S.I. non-informatisé ?

 

Comment cela serait-il possible, s’étonnent les modernes organisateurs ? Sans informatique, peut-on même concevoir le système d’information de l’organisation (SIO) ? Pourtant observe l’historien, bien que Ch. Babbage ait joué personnellement un rôle indirect non négligeable dans l’invention de l’Informatique un siècle après sa mort, les « Offices » de nos anciennes manufactures assuraient bel et bien les fonctions du S.I.O. sans s’embarrasser de systèmes informatiques dont ils ne formulaient sans doute pas le projet !

Reconnaissance difficile ! Je me souviens avoir suscité le courroux d’une Société Savante Internationale d’informatique à laquelle je proposais d’organiser un Colloque sur le thème des « Systèmes d’Information Non-Informatisés« . « Vous allez scier la branche sur laquelle nous sommes assis » m’objectait-on il y a dix ans !

Depuis sans doute l’expérience enrichit nos cultures. Les sciences de la Société et les sciences de l’Ingénierie prennent conscience de la vanité de leurs ambitions d’alors. Ni les unes, ni les autres (ni les sciences de gestion, ni les sciences informatiques) ne peuvent avoir ici le dernier mot, ni ne peuvent accaparer la responsabilité académique du domaine.

 

 

Une épistémologie bien légère pour un phénomène si complexe

 

La légèreté épistémologique de leurs discours ne leur permet pas de rendre compte de la fascinante complexité des interactions entre les humains médiatées intentionnellement par ces artefacts que nous nommons « systèmes de symboles » (ou d’information). Tant qu’elles pouvaient postuler la naturalité et la réalité ontologique (indépendante des observateurs) de ces systèmes d’information, elles pouvaient tenter de les « expliquer » en se référant aux lois présumées établies par la Mécanique, par l’Hydro Dynamique ou par la Cybernétique, ou par la Biologie et la Physiologie ou par la Thermo Dynamique, voire même par une Bio ou par une Mécano-Cybernétique ; lois élaborées ailleurs et tenues pour applicables à ces autres objets « naturels » que seraient les informations : ne pourrait-on les « cueillir » (cf. la « cueillette » des données) ?, ne s’écoulent-elles pas en « flux » que l’on peut « canaliser » ? Ne peut-on les stocker (bases de données) ? Ne fermentent-elles pas parfois en magasin (mémorisation) ? Ne dispose-t-on pas d’une théorie mathématique de la canalisation des informations (C.E. Shannon) ? Ne peut-on pas les compacter, les trier, les classer (traitement du signal) ? Ces métaphores étaient trop tentantes pour n’être pas exploitées. Et l’essor des techniques de simulation par « réseaux neuronaux » conforte implicitement l’hypothèse : puisque le système d’information est présumé comme le système nerveux, aussi réel et tangible que lui, n’est-il pas légitime qu’on le représente par une parfaite imitation de ce réseau de neurones que l’on croit constitutif du système nerveux ?

 

Explications souvent séduisantes, et parfois utiles, confortant les tenants d’un mode d’organisation « Big Brother » (G. Orwell, 1984), efficace et uniformisante (Le Novlangue ne préfigure-t-il pas l’Edifact ?), bénéficiant d’une aura de scientificité positiviste garantie par les références permanentes à des chercheurs décédés tels que Claude Bernard, Norbert Wiener, J. Von Neuman, etc…

 

 

Information ou symbole : d’ingénieux artifices

 

Séduisantes, mais illusoires. L’hypothèse fondatrice de la naturalité des informations sur laquelle reposent toutes les interprétations énergétiques, biologiques et cybernétiques du Système d’Information n’est en aucune façon validée par l’expérience et l’observation. L’originalité des organisations sociales repose précisément sur « l’artificialité » des informations qu’elles génèrent et des systèmes d’information par lesquels elles se représentent leurs activités. Les informations ne poussent pas dans les arbres et la nature n’en produit pas : elles sont intentionnellement et artificieusement produites par les humains dès lors qu’ils s’agencent en organisation (famille, tribu, entreprise, société) : langue, symbole, imprimés, « par l’encre retraçable » (Shakespeare, sonnet 108), cette médiation des codages-décodages-recodages est sans exclusive nécessité. Lexicographes, dessinateurs et grammairiens ne peuvent jamais prétendre en établir le catalogue unique et définitif, s’ils peuvent tenter de recenser périodiquement quelques répertoires éphémères, commodes sans doute parce que non contraignants.

 

 

La première boucle artificieuse : l’information forme l’organisation

 

L’information certes se génère dans et par l’interaction entre les humains, mais sans contrainte irréversible, sans lois unifiantes a priori – système de symboles générés, sous une forme « ineffable », dans et par ces interactions, elle rend dès lors l’organisation sociale concevable : non pas sans doute par une réalité ontologique, mais comme un phénomène expérimentable, intelligible, représentable précisément comme et par quelques artificieux systèmes de symboles. Boucle fascinante (qui ne requiert manifestement nul ordinateur pour s’exercer, mais qui n’en exclut pas l’usage !) qui conjoint irréversiblement ces deux pures créations de l’esprit humain : l’information et l’organisation, concepts sans réalité, dont nulle énergétique, nulle neurobiologie ne sauraient définitivement rendre compte, et que nous tenons pourtant pour fort intelligibles. Intelligibles tant pragmatiquement qu’épistémologiquement, dès lors que nous acceptons l’ascèse intellectuelle ou la méditation cognitive par laquelle nous transformons l’acte en sens. Exercice à la fois familier et difficile, qui consiste à assumer l’ambiguïté de toute représentation, et à récuser l’illusoire sécurité de la réduction au simple, clair et net (puisque rien ici ne « se présente de façon claire et distincte à notre esprit« ) : assumer que l’on peut entendre à la fois l’information et l’organisation, en considérant que l’information, s’engendrant et se computant forme l’organisation, et que l’organisation forme pour s’activer, cette information (générique et computante) qui la forme.

 

 

Information et Organisation : Hasard et Nécessité

 

Artifice d’intelligibilité, ingéniosité de l’homme auteur et acteur de ses propres représentations, que l’on peut interpréter comme tel en raison, « savoir pour faire » (G.B. Vico) : l’exercice demande certes une ascèse épistémologique peu familière à ceux qui ne veulent quêter de vérité scientifique que dans la connaissance des hypothétiques correspondances « objectives » de la matière et de l’énergie. Ceux-là en effet prendront vite parti et assureront qu’ils connaissent « le commencement de l’histoire » :

- pour les uns, au commencement doit être l’Ordre, la Nécessité, l’Organisation, qui pour fonctionner produit nécessairement ses propres ordres, signaux ou informations, selon les lois intangibles et naturelles de « la Parcimonie universelle » (« le Principe de moindre action« ) ; ceux-là demanderont souvent à la Mécanique physique et biologique de leur donner les modèles du calcul du « bon » système d’information de l’organisation.

- pour les autres, moins nombreux, le commencement doit être le Désordre, le Hasard, l’Informe, chaos informationnel bruyant et interactif, qui parfois suscite des séquences si fréquentes qu’elles semblent suffisamment stables : organisations émergentes dira-t‑on, comme émerge le noyau au sein du cytoplasme dans la morphogénèse de la première cellule. Ceux-là demanderont à la Thermodynamique, à la Cinétique chimique ou à la Dynamique des Systèmes Non Linéaires de leur fournir des modèles probabilistes simulables du comportement d’un Système d’Information « viabilisant » l’Organisation résultante.

 

 


Entre HASARD et NECESSITE : le PROJET de l’acteur, imaginatif et volontaire

 

Ni les uns ni les autres ne considéreront volontiers la singularité des êtres humains interagissant au sein des organisations sociales, ni leur étonnante propension à l’imaginaire, à l’invention, à la construction « du nouveau et du sens ».

Entre Nécessité et Hasard, présumés naturels, une méditation épistémologique attentive suggère pourtant une autre dimension concevable, une autre pragmatique cognitive. Pour l’acteur qui observe et s’observe, organisé et s’organisant, informé et s’informant sans cesse, les présumées fatalités du Hasard ou de la Nécessité ne semblent pas cognitivement très contraignantes : croyance pour croyance, la capacité de l’Homme à former Projet semble au moins aussi légitime que sa soumission au Hasard ou à la Nécessité. Il ne nous importe peut‑être pas beaucoup de savoir si « Dieu joue ou ne joue pas aux dés » ; mais il nous importe en général de ne pas jouer notre propre comportement aux dés et de le concevoir en raison gardant. Cette interprétation phénoménologique et téléologique de l’interaction fondatrice « Information-Organisation » nous incite à reconnaître l’artificialité de l’information : au commencement il y a les Projets des acteurs de l’organisation qui donnent forme à leurs intentions en décidant délibérément des dessins (« disegno » disait Léonard de Vinci), ou systèmes de symboles, par lesquels ils les représenteront. Artifice ingénieux, pragmatique observable, mais aussi complexification du paradigme : on se souvient que la mécanique céleste, triomphant du « Problème des Deux Corps« , achoppe dans le calcul universel de la résolution du « Problème des Trois Corps » :

 

 

 

 

Le « Problème des DEUX CORPS »

 

 

L'information forme l'organisation qui la forme clip_image002

 

 

 

Le « Problème des TROIS CORPS »

 

 

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En s’organisant pour décider délibérément et en décidant arbitrairement de s’informer, les acteurs de l’organisation perturbent l’élégante équilibration de la morphogenèse de l’organisation par l’information.

Et pourtant cette complexité leur est intelligible.

 

 

 

Et pourtant, en pratique, ce problème se résoud, de bien des façons différentes ! L’analogie peut éclairer : le problème des deux corps est ici celui de la correspondance directe Information-Organisation ; le problème des trois corps devient alors celui de la correspondance complexe et intelligible entre Information-Organisation et Décision des acteurs. Acteurs qui, informés et s’informant, organisés et s’organisant, peuvent décider (autrement dit inventer, comprendre et concevoir) leur propre comportement (lui construire du sens), perturbant ainsi à la fois l’information, qu’ils produisent autant qu’ils la reçoivent, et l’Organisation, dont ils décident des formes autant qu’elle canalise leur comportement.

 

 

Imprévisible mais intelligible correspondance I.O.D.

 

Impossible dès lors de prédire ce que sera l’Information, que produit souvent l’imaginaire des acteurs ; impossible aussi de prédire ce que sera certainement l’Organisation, qui s’adapte en permanence aux jeux imprévisibles des acteurs en relation ; mais ces imprévisibles sont pourtant intelligibles : chacun sait donner du sens aux comportements actuels et potentiels du système dans lequel il intervient. Comment alors interpréter la conception et l’animation du système d’information par lequel les acteurs se représentent ces interactions complexes Information-Organisation-Décision ?

 

 

Le Système d’Information : « l’Artificiel imprégné dans le Naturel »

 

Cet entendement du Système d’Information de la correspondance complexe « Information-Organisation-Décision » autorise une instrumentation modélisatrice (éventuellement informatisable) dont les Nouvelles Sciences de l’Ingénierie (les Sciences de l’Artificiel, selon H.A. Simon) nous proposent la théorie, tant épistémologique que pragmatique.

 

 

1. Système de finalisation : Entendue par sa capacité complexe à former Projets, et à transformer ses projets par le jeu permanent des interactions fins-moyens, l’Organisation sociale se comprend par son caractère téléologique : elle est son propre Système de Finalisation (ou d’Intentionalisation) endogène, complexe, potentiellement instable, hésitant, et dont le comportement exprimé est à chaque instant interprété délibérément – et en général confusément – par les acteurs qui la construisent.

Ce système de finalisation permet l’interprétation des comportements (activités et transformation) de l’organisation en terme d’adaptation (ou d’équilibration), représentable par quelques systèmes artificiels mettant en correspondance intentions et action, fins et moyens mis en oeuvre ; système artificiel complexe (ou intelligent) capable d’endogénéiser le processus réflexif d’élaboration de nouvelles fins en fonction des conséquences perçues de la mise en oeuvre de moyens sélectionnés antérieurement.

 

 

2. Système de symbolisation : Système de finalisation qui appelle, et qui s’exprime par un système de symbolisation : le système d’information par lequel l’organisation se construit intentionnellement des représentations computables de ses comportements. En « se disant » ce qu’elle veut faire (finalisation), l’organisation se dit comment elle se représente (symbolisation) ce qu’elle fait effectivement (et elle ne peut pas ne pas le faire : on repère ici incidemment une extension importante du célèbre « théorème de Palo-Alto : On ne peut pas ne pas communiquer » ! »). Activité originale et artificielle, la symbolisation n’a pas, pendant longtemps, beaucoup retenu l’attention de l’informatique : les symboles, digitalisés, étaient présumés disponibles, sans que l’on s’intéresse à leur propre genèse (l’informatique connaissait « l’information circulante« , mais ignorait « l’information générique« , pour reprendre une distinction essentielle rappelée par E. Morin dès 1977). L’émergence de l’informatique graphique (gestion d’écrans, etc…) puis de l’idéographie dynamique (P. Lévy) est sans doute en passe de modifier partiellement cette carence.

 

 

3. Système de mémorisation-computation : Le système de symbolisation appelle à son tour le développement du système de mémorisation et du système de computation (fonctions consubstantielles de la symbolisation, soulignent H.A. Simon et A. Newell, 1976). Les capacités amplificatrices des systèmes informatiques ici s’épanouissent, au point souvent de masquer l’essentiel, les fonctions à amplifier. Il est difficile encore pour une organisation sociale d’exprimer son étonnant système de mémorisation autrement qu’en terme de bases de données informatisées ! Et les multiples raisonnements rusés que déploient les acteurs de l’organisation sont souvent tenus pour inavouables parce que moins directement programmables dans les langages classiques que les robustes algorithmes qui fondent le statut de l’informatique enseignée.

 

 

Les fonctions du S.I.O. articulant le complexe I.O.D.

 

Finalisation, symbolisation, mémorisation et computation communication, ces grandes fonctions du système d’information de l’organisation assurent les articulations fondatrices par lesquelles on entend l’organisation dans sa complexité : Information et Organisation et Décision. Elles ne requièrent a priori nulle médiation spécifiquement informatique, mais elles impliquent le postulat d’artificialité de la représentation symbolique qui assure l’entendement du « construit social organisé – s’organisant« . Fonctions qui définisssent à la fois épistémologiquement et pragmatiquement le système d’information de l’organisation dans des termes que peuvent entendre à la fois et sans réduction les sciences de l’ingénierie et les sciences de la société, dès lors qu’elles acceptent un changement de paradigme aujourd’hui correctement argumenté.

 

 

Un paradigme qui suggère de nouvelles voies de recherche

 

Cette définition fonctionnelle du S.I.O. entendu dans son intelligible complexité, indépendante de tout a priori technologique ou instrumental, permet enfin de mettre en valeur quelques nouvelles voies de recherche dont on peut maintenant reprendre l’exploration, en s’aidant plus volontiers des ressources nouvelles que nous permet la technologie, celle de l’intelligence organisationnelle et celle de l’amplification des capacités cognitives de l’organisation. Je propose aujourd’hui d’en privilégier deux :

 

 

1. Le principe du système intelligent : La première se caractérise par l’expérimentation du « Principe de Pitrat« . En 1990, Jacques Pitrat publie un article d’apparence modeste auquel peu d’observateurs prêteront attention à l’époque, sans doute parce qu’il rappelait publiquement que « Le Roi était nu » ! « Un système intelligent peut et doit observer lui-même son propre comportement« . Définir l’intelligence par une capacité d’auto-symbolisation computation intentionnelle semblait alors incongru ! « Puisque cela va de soi, pourquoi le dire ? Mieux vaut revenir aux délices du calcul massivement parallèle et aux spéculations sur les logiques modales et floues ou sur la dynamique des systèmes non linéaires », assurait-on ! Il apparaît pourtant aujourd’hui que les décisions difficiles que doivent prendre en permanence les organisations « actives » (pro-active plutôt que ré-actives, agissant par projets plutôt qu’en réponse à des perturbations), concernent les processus par lesquels leurs acteurs se construisent délibérément et intentionnellement les représentations (systèmes de symboles computables) de leurs complexes comportements (activités et transformation). Cet exercice imaginatif de création symbolique (qui prendra parfois l’aspect d’un dessin d’imprimé ou d’un compte-rendu de réunion) requiert une intense activité cognitive des acteurs, activités qu’ils ne peuvent guère déléguer aux systèmes informatiques qui « engrammeront » ces représentations sous forme de symboles discursifs et graphiques habituellement computables. La solution classique du recours au modèle précédent (« la culture d’entreprise assure que l’on a toujours fait comme cela ») s’avère de plus en plus insatisfaisante lorsque se développent de fortes et d’imprévisibles turbulences environnementales ; et l’on prend alors conscience de l’appauvrissement des cultures managériales contemporaines suscité par le remplacement de la créative rhétorique par les formelles logiques (« on sait résoudre les problèmes bien posés, mais on ne sait pas poser les problèmes à résoudre » !). On peut parier que les développements contemporains de l’intelligence artificielle et des sciences de la cognition (entendues dans leur ineffable complexité et donc irréductibles à quelque théorie formelle des réseaux neuronaux), vont susciter quelques renouvellements dans notre compréhension de « l’Organisation Intelligente » et des « Systèmes d’Information Stratégiques« .

 

2. Le principe de l’organisation mémorisante (unité active) : la seconde voie de recherche se caractérise par l’expérimentation du « Principe de Perroux » : en introduisant, en 1977, le concept d’ »Unité Active » pour rendre compte des comportements socio-économiques observables, François Perroux le définissait en une formule que nous n’avons pas encore assez méditée (malgré la suggestion insistante de Paul Bourgine qui introduisait cette notion « d’UNACT » dans sa thèse consacrée à la Modélisation Assistée par Ordinateur, 1983) : l’Unité active a mémoire et projet« . Entendre l’organisation sociale active comme et par un système qui mémorise intentionnellement, va nous conduire à explorer l’impressionnante complexité des processus de mémorisation collective ; et à évaluer les sévères limites des capacités cognitives des acteurs en même temps que leur étonnante habileté à ruser avec ces limites (H.A. Simon et A. Newell 1972). Les ressources de l’ingénierie du traitement de l’information (giga-mémoires, hyper-média, gestion d’écrans, etc…) nous ouvrent aujourd’hui des voies de développement nouvelles incitant les organisations à s’enrichir de leur capacité complexe de mémorisation, et donc d’auto-éco-ré-organisation intentionnelle, non plus logique, mais téléologique.

 

Contrôler l’efficacité ou activer l’intelligence de l’organisation ?

 

Ce passage d’un paradigme de l’énergétique naturelle à un paradigme de la sémiotique artificielle (que j’ai proposé d’appeler le « paradigme Inforgétique ») pour rendre compte et pour rendre raison des comportements des organisations socio-économiques, affecte profondément nos conceptions de leurs systèmes d’information. Tant que l’entreprise n’était perçue que comme et par un processus contrôlable de transformation de matière en énergie, son système d’information pouvait peut-être être réduit à un système nerveux primaire, capable de contrôler des réflexes (cybernétique du stimulus réponse) et ignorant sa capacité à susciter des réflexions. En la concevant désormais comme et par un système de production de sens et donc comme et par un système d’action intentionalisante, son système d’information ne peut plus être tenu pour le substitut des acteurs de l’organisation, chargé d’assumer et de contrôler à leur place l’efficacité (énergétique) de l’organisation (charge qu’incidemment il assurait souvent plus maladroitement que la plupart des acteurs qu’il devait remplacer !). Du contrôle de réflexes pré-définis, la vocation du SIO passe à l’animation des réflexions inventives des acteurs de l’organisation, système humain se finalisant sans cesse en agissant : c’est sa capacité à construire des représentations riches de l’action (symbolisation), à imaginer de nouvelles formes d’action, en cogitant sur ces représentations (mémorisation-computation), et à donner du sens (finalisation) à ces actions dans des contextes changeants, … qui peut non moins aisément caractériser le S.I.O. (charge qu’il assure souvent par surcroît semble-t-il, de façon parfois satisfaisante au gré des acteurs dont ainsi il active l’intelligence : pourquoi dès lors, ne pas expliciter cette fonction implicite ?). Vocation du système d’information entendu par sa capacité à activer l’intelligence des acteurs en interaction permanente, et par là, l’intelligence de l’organisation.

 

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Paradoxama auto-formation, merveilleuse et intelligible

2 octobre 2008

Paradoxale Auto-Formation,

merveilleuse et pourtant intelligible

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L’auto-formation, processus cognitif du sujet qui forme lui-même ses propres formes cognitives, ou sa propre intelligence, ne devrait-elle pas être tenue pour un phénomène merveilleux, ou même miraculeux, ou, à l’inverse, pour un phénomène absurde ou désespérant ?

 

Absurde ou désespérant puisque si auto-formation il y a, le sujet s’autoformant doit ignorer ce que sera sa forme au terme de son processus : s’il la connaissait à l’avance, et la considérait comme bienvenue, pourrait-il prétendre encore s’auto former ? Le but à atteindre (la connaissance à s’approprier) étant donné initialement ne saurait émerger de l’exercice même du processus d’auto-formation. Mais s’il ne devait pas être, préformaté, le risque permanent d’émergence d’un but moralement odieux serait-il supportable ? Les grands cyniques dont l’histoire garde les traces se sont habituellement auto-formés, et leur cynisme répugnant est habituellement tenu pour le produit de leurs réflexions endogènes sur leurs propres expériences.

 

D’autres assureront que le risque mérite d’être couru, puisque les résultats insupportables sont rares et souvent hétéro-réparables : ne suffit-il pas que sur un chemin de Damas, le Cynique ou le Fanatique rencontre le Saint ou le Juste ? Et, optimistes, ils ajouteront qu’il nous faut plutôt nous émerveiller des prodiges de l’auto-formation ? Jésus proclamant le Discours sur la Montagne ou Rimbaud écrivant le Bateau Ivre témoignent de la puissance épistémique inouïe du processus : création à l’état pur que nul intrant n’explique, que nul prophète ne sait annoncer, que nul formateur ne peut éduquer.

 

Les paradoxes de l’auto-formation

 

Que les résultats de l’auto formation soient perçus avec émerveillement ou avec appréhension, ne devrait pas modifier notre reconnaissance du phénomène. Il semble fréquemment empiriquement observable, au moins par l’introspection, et toutes les tentatives connues pour l’éradiquer dans les cultures et les pédagogies ne sont pas encore parvenues à enrayer l’apparition rapide de quelques « vilains petits canards » qui affirment leur capacité à échapper aux pressions de l’hétéro-formation et à cultiver leur aptitude apparemment innée à l’autonomisation de leur formation. Si bien que, fût-ce implicitement, les formateurs s’efforcent, avec plus ou moins de talent selon les lieux, les époques et les cultures, de développer des processus d’hétéro-formation subrepticement paradoxale : paradoxale en ceci que l’hétéro-formation « contient« , aux deux sens du verbe contenir [1] quelque forme d’auto-formation ; elle la contient au sens où elle la porte en germe, se proposant de l’activer et de la rendre possible, et dans le même mouvement, elle la contient au sens où elle limite ses effets ou ses excès, sanctionnant parfois sévèrement ses manifestations tenues pour incongrues dans la culture qui les accueille.

 

Ce paradoxe sémantique (est-il seulement ou d’abord social ou logique [2] ?) est la croix de tout enseignant – éducateur – formateur – maître – professeur – tuteur : il lui faut « vivre avec », nier qu’il lui soit pesant ; il ou elle doit en permanence se vouloir éveilleur ou catalyseur, et évaluateur ou contrôleur. Le mathématicien G. Polya (le restaurateur des concepts d’heuristique et de raisonnement plausible) a fort bien exprimé cette tension intérieure dans une préface (1945) dans laquelle il évoque ses expériences successives d’étudiant et d’enseignant en mathématique, s’étonnant de son double langage : celui de sa propre expérience intérieure d’inventeur ou de créateur, et celui de l’enseignement qu’il recevait (puis transmettait) qui n’en appelait jamais à ses capacités cognitives de création ou à l’invention. Sans doute allait-il lui-même, au moins entre 1944 et 1956, montrer que l’on pouvait vivre intelligemment avec cette croix, et inviter ses innombrables collègues à développer pragmatiquement avec lui des procédures d’hétéro-formation en mathématiques qui induisent des processus d’auto-formation par les élèves ou étudiants (en privilégiant la recherche et la mise en forme d’heuristiques sur la démonstration formelle de la convergence de quelques algorithmes) : convenons que depuis cinquante ans, ce message ne circule que très lentement ! Il doit y avoir quelques deux millions d’enseignants en mathématiques sur la planète (mon estimation rapide). Mais je crains que seule une infime fraction ne connaisse ou ne soit attentive à « ce nouvel aspect de la méthode mathématique » proposé par G. Polya (le sous-titre de son livre). Résistance culturelle fort compréhensible au demeurant ; elle n’est d’ailleurs nullement propre aux enseignants en mathématiques : on la rencontre dans toutes les formations. Les correcteurs-notateurs de copies d’examen la connaissent bien et se résignent aisément à ce calvaire cognitif en rappelant les termes du contrat social et épistémologique qu’ils ont moralement souscrit : leur mission n’est pas d’abord de faire fermenter des processus d’auto-formation susceptibles de faire émerger « par surcroît » des connaissances imprévues, elle est d’abord de contenir les risques d’incongruïtés socio-culturelles pouvant résulter de telles émergences. Et pour ce faire les sociétés les dotent de référents épistémologiques aussi stables que possible, privilégiant la syntaxe ou le rite par le truchement de quelques croyances fortes, hier théologiques, aujourd’hui axiomatiques logiques.

 

Que « contient » la formation ?

 

Les développements épistémologiques contemporains des sciences de l’autonomie (ou, si l’on conteste le statut de la discipline, des théories de l’autonomie et de l’autonomisation se construisant au sein de la science des systèmes ou des sciences de la complexité) ne nous incitent-elles pas à reconsidérer les termes de ce contrat social inhérent à toute activité éducative ou formatrice ? C’est ce qu’on voudrait discuter sommairement ici en soulignant avec plus d’insistance qu’on ne le fait communément l’ambiguïté sémantique délibérée de la convention sociale de toute entreprise de formation : elle veut à la fois contenir (en germe) un processus d’autonomisation du formé-se-formant créatif, inventif, imaginatif ; ET le contenir (en le délimitant ou en l’enrayant) pour inhiber les effets destructeurs de « l’imagination au pouvoir », postulant que nul ne pourra jamais imaginer ce que peut-être le pouvoir (car s’il le pouvait, il ne voudrait plus jamais vouloir l’abandonner à l’imagination !).

 

Certes pendant longtemps, l’ambiguïté de cet appel à « la contention » (qui, nous rappellent les dictionnaires, signifie à la fois « l’action de contenir ou de resserrer« , et « la tension des facultés intellectuelles rivalisant d’ardeur« ) a incité nos cultures à privilégier des interprétations moins dialectiques, et à simplifier la présentation de cette convention de contention par sa forme syllogistique : la logique formelle, ou déductive et disjonctive, proposait un critère universel, indépendant des contextes sémantiques (les « sens » de la connaissance formée) et des conditions d’action pragmatique (les « effets » de la connaissance formante), celui de la seule forme sensible, ordonnable par quelques opérateurs exprimant des règles formelles et invariantes. Sans doute savait-on depuis Aristote que ces traitements logiques impliquaient la pertinence de trois axiomes fort contraignants en principe, et fort peu en pratique, puisque depuis un siècle la quasi totalité des enseignants et des formateurs les avaient oubliés, sans penser à mal au demeurant (faites l’expérience, sur vous-mêmes, et dans votre entourage : si ces trois axiomes vous sont familiers — ce qui devrait être le cas, dixit le contrat social de l’éducation-formation — pouvez-vous être certain que vous en respectez scrupuleusement les termes chaque fois que vous assurez raisonner en bonne logique sur les connaissances que vous formez ou trans-formez ?).

 

La réduction de la connaissance à la pure syntaxe

 

Ainsi s’est instituée une conception de la formation des connaissances chez (ou par ?) les personnes et les sociétés qui ont privilégié leur seule forme et son seul traitement « logique », logique ici devenant synonyme de rigoureux, de sérieux, de scientifique, de rationnel, et même de véritable. Il suffit que la connaissance à appréhender soit accessible par sa forme, forme obéissant aux quelques canons d’une logique formelle, pour qu’elle soit ipso facto validée — ou contenable : la logique contient la connaissance comme l’attelle contient la fracture.

 

Que cette interprétation de la convention sociale de contention de l’éducation conduise à privilégier presque exclusivement l’hétéro-formation dans l’action éducative ne surprendra pas : la prodigieuse ascèse intellectuelle que dut s’imposer Aristote pour auto-former les trois axiomes du raisonnement syllogistique qui portent son nom, ne peut être demandée à chaque citoyen. Rares sont ceux qui en seraient capables ; et le seraient-ils qu’ils regretteraient sans doute de consacrer tant de contention (ou d’ardeur cognitive) à cet exercice dont Aristote lui-même contestait l’importance et déniait le primat sur les raisonnements dialectiques comme sur la rhétorique [3]. De banales considérations économiques incitaient à privilégier l’hétéro-formation pour l’acquisition des formes logiques de validation de la connaissance. Comme les enseignants et les formateurs savaient et pouvaient transmettre ainsi les multiples formes de la connaissance, et que leur capacité éducative étaient apparemment aisément évaluable (« objectivement », par le pourcentage des notes au-dessus de la moyenne, par exemple !), l’incitation à privilégier l’autre face de la contention formatrice, celle qui porte en germe la capacité à auto-former des connaissances, s’avérait particulièrement faible : rien ne l’interdisait, rien ne la favorisait. P. Valéry soulignait l’effet pervers pour l’intelligence créatrice de la personne, de la suppression de l’enseignement de la rhétorique au profit de la seule logique formelle au début du XXème siècle : les détours syntagmatiques et paradigmatiques de l’esprit argumentant pouvaient, parfois, susciter l’émergence de quelques nouvelles formes signifiantes. Mais que peut laisser, lorsqu’elle se retire, sur les sables de l’esprit, les logiques formelles : rien d’autre que ce qu’elle avait apporté, des formes a-sensées, indépendantes, inaltérables, enfermées, formatées dans des moules scrupuleusement recensés et nomenclaturés.

 

Un renouvellement paradigmatique par les théories de l’autonomie

 

Tel était pourtant le paradigme qu’institualisaient les sciences de l’éducation et de la formation lorsque se développèrent, à partir de 1959 les théories de l’autonomie puis de l’autonomisation. Histoire encore récente, que jalonnent quelques dates qu’il faut sans doute rappeler encore pour atténuer l’involontaire arrogance des « nouveaux scientistes » que nous risquons tous d’être, emportés par l’enthousiasme des « nouvelles théories qui bouleversent la science » : l’article fondateur d’H. Von Foerster paraît en 1959, (sur les systèmes auto-organisants et sur leur environnement« ), le premier livre « scientifique » d’H. Atlan paraît en 1972 (« Organisation biologique et théorie de l’information« ), le premier grand article de F. Varela sur l’autonomie paraît en 1975, et son premier livre en 1979 (« Principes d’autonomie biologique« ) : ainsi accédons-nous à l’algèbre auto-référentielle de G. Spencer-Brown publié à Londres en 1969 ; à l’initiative de J.P. Dupuy, H. Von Foerster, F. Varela, H. Atlan, E. Morin… présenteront pour la première fois en France les bases des théories de l’autonomie lors du Congrès AFCET de 1977. J.P. Dupuy en proposera une première synthèse en langue française lors du Colloque CNRS de Lyon sur l’Analyse de Système (publié peu après dans J. Lesourne Ed., T.2, 1980). Le tome 2 de La Méthode d’E. Morin, qui en présente l’exposé le plus complet que j’en connaisse, paraît en 1980, et les Actes du Colloque de Cerisy sur l’Autonomie, organisé en 1981 par P. Dumouchel et J.P. Dupuy, paraissent en 1983. Sans doute cite-t-on les ouvrages pionniers de P. Vendryès (1956, 1973) ou de J. Von Neumann (1951-1956), mais je ne crois pas qu’ils aient notablement influencé la formation des théories de l’autonomie que l’on évoque habituellement pour interpréter les processus d’auto-organisation : ils s’entendent dans un cadre épistémologique classique et ne remettent pas en cause l’axiomatique déductive de la logique formelle. Depuis 1983, il ne semble pas que de nouveaux développements notables des théories de l’autonomie aient été publiés (avant 1994), et il faut souligner que leurs principales manifestations ont été très fréquemment francophones. A partir de 1985 environ, il semble que le paradigme épistémologique nouveau (au XXème siècle) dont les sciences de l’autonomie avaient suscité la formulation ait servi de creuset à l’émergence des nouvelles sciences de la complexité, elles-mêmes se déployant selon des formes… complexes (cognition, intelligence, chaos, etc…), si bien que l’on a aujourd’hui quelques difficultés à les identifier… dans leur autonomie ![4]

 

Si bien que c’est plus ce paradigme épistémologique de référence que telle ou telle des théories de l’autonomie qu’il nous faut aujourd’hui considérer lorsque nous nous proposons de comprendre les conditions d’exercice des processus d’auto-formation.

 

Conjoindre, cet étrange pouvoir de l’esprit humain

 

Que nous dit-il pour l’essentiel ? : que l’on ne peut séparer cognitivement le signe de ses significations et des comportements qu’il suscite (une différence qui engendre une différence, dixit G. Bateson), le contenant du contenu et de la contention (l’action de contenir), la forme du formé et du formant :

 

« L’organisation, la chose organisée, le produit de cette organisation et l’organisant sont inséparables » (P. Valéry, 1920, Cahiers T.1, p. 562).

 

Autrement dit, que l’axiomatique fondant la logique formelle n’est pas pertinente pour rendre compte des phénomènes que l’esprit humain perçoit par leur conjonction : l’organisé est perçu organisant par sa propre signification (produit de l’organisation, sens donc) ; ou qu’il perçoit à la fois forme, formée, formante.

 

Se contraindre à ne percevoir la formation – et la connaissance – que par la forme, en ignorant que « perçue » par un sujet, cette forme est formée (ou potentiellement signifiante de multiples façons), et formante (ou active, transformant l’image mentale du sujet qui la perçoit), c’est délibérément s’acculer aux paradoxes logiques stérilisant la pensée connaissante, et appauvrir par décret la capacité du sujet à se représenter lui-même en train de se former lui-même (ce que lui et moi faisons pourtant en ce moment dans l’exercice si familier de la lecture ou de l’écriture).

 

Ce décret (l’axiome de la logique formelle) qui nous interdisait les raisonnements dialectiques, récursifs, réflexifs, fut proposé par Russell ou Hilbert en des termes si convaincants que nos institutions sociales et culturelles semblent l’avoir adopté depuis un siècle sans beaucoup d’inquiétude épistémologique, confiantes dans l’efficacité technique apparente de son bon usage ; nous contraint-il pourtant en raison ? On a souvent tiré parti de la démonstration des théorèmes dits d’indécidabilité de Gödel (1931) pour arguer de son incomplétude, incomplétude à laquelle il convenait pourtant de se résigner. Mais, son arbitraire épistémologique et son caractère manifestement contre intuitif, que corroborent les plus aisées des « expériences de pensée » (« gedanken-experiments ») sont tels que même si Gödel n’avait pas (encore) trouvé sa démonstration originale, ils ne nous sembleraient pas plus convaincants qu’ils ne l’étaient pour Aristote, pour les pré-socratiques, pour L. de Vinci, pour G.B. Vico ou pour P. Valéry. Chacun sait d’expérience qu’il peut se penser — et se représenter — à la fois dans la rue en train de marcher et au balcon en train de s’observer marchant dans la rue ; autrement dit, à la fois au niveau du modèle et à son méta niveau. G. Bateson a fort bien discuté les effets pervers de cet interdit artificiel qui inhibe tant de communications entre les personnes et parfois en elles-mêmes, astreintes à ne pas convenir de ce qu’elles perçoivent pourtant pratiquement sans effort : ne concevoir que la forme et éventuellement un sens unique attaché à cette forme, en ignorant l’action engendrée par ce signe signifié qui ne peut pas ne pas être signifiant, requiert un effort de simplification cognitive héroïque, stérile, et appauvrissant. Il est si facile de prêter attention au comportement, au regard, aux mimiques, aux intonations de celui qui nous dit « je mens » pour comprendre qu’il veut nous dire en ce moment qu’il ment un peu ou qu’il ne ment pas vraiment : on se demande dès lors pourquoi le logicien veut nous interdire tout raisonnement récursif sous le prétexte qu’il ne sait pas, lui, modéliser à la fois le niveau et le méta niveau du phénomène considéré. De « la logique, théorie de l’enquête » de J. Dewey (1938, traduit en 1963 puis 1993) au célèbre « Gödel, Escher et Bach » de D. Hofstadter (qui parut pour la première fois en 1979 aux USA, fort bien traduit en français en 1985), par la « Logique naturelle » de J.B. Grize (1983), nous disposons d’une convaincante collection de références qui nous rassure, si besoin était, sur l’irréductible et intelligible complexité de nos propres processus cognitifs, capables « naturellement » d’appréhender à la fois l’opérande et l’opérateur, « la connaissance résultat et la connaissance processus » (J. Piaget), le contenant, le contenu et la contention, le formé, le formant et la formation, « la chose organisée, l’organisant et l’organisation » (P. Valéry).

 

« On peut tout dire, le langage contient tout« 

 

Sans doute ne disposons-nous pas de systèmes de symboles aussi sobres et élégants que ceux de la logique formelle pour représenter ces raisonnements conjoignant l’action et le résultat de l’action qui est lui-même action. Mais nous disposons d’autres modes de symbolisation, o combien plus puissants « Nombres Plus Subtils, N+S » disait P. Valéry, qui nous permettent d’exprimer (« Lekton« ) « tout ce qui peut être dit » et donc tout ce qui peut être représenté : le langage, merveilleuse création de l’esprit humain, fort de l’exceptionnelle tolérance à l’ambiguïté qu’il peut supporter en s’aidant des multiples combinaisons du phonétique et du graphique, du scriptural et de l’iconique, pour relier et pour conjoindre. La modélisation discursive des connaissances n’est a priori ni plus ni moins rigoureuse que leur modélisation logico-formelle, et si elle est souvent moins économique quant aux ressources cognitives qu’elle mobilise, elle est en revanche d’une utilisation pratiquement universelle : « On peut tout dire en somme. L’ineffable dont on nous rebattra les oreilles n’est qu’un alibi. Ou signe de paresse. On peut toujours tout dire, le langage contient tout… On peut tout dire de cette expérience. Il suffit d’y penser. Et de s’y mettre… Mais peut-on tout entendre, tout imaginer ?… » nous rappelait il y a peu J. Semprun en ouvrant « L’écriture et la vie » (1994, p. 23). Et si en telles circonstances, l’économie cognitive nous importe (circonstances fréquentes, j’en conviens, en particulier dans les activités d’éducation et de formation), souvenons-nous que la poétique est souvent plus rentable que la logique ! Chacun cent fois en a fait l’expérience, et les vieux pédagogues qui nous faisaient apprendre quelques poèmes par coeur (par coeur, paroxysme de l’hétéro-formation) savaient combien ainsi ils nous permettaient de merveilleuses et imprévisibles heures d’auto-formation. Si vous en doutiez, mais vous n’en doutez pas, reprenez « l’écriture ou la vie » de J. Semprun : un vers que livre la mémoire si souvent ouvre à nouveau les chemins de l’autopoïesis.

 

« Les signes de l’Autonomie » : Syntaxe, Sémantique, Pragmatique

 

Qu’une réflexion sur les processus d’auto-formation nous conduise à méditer à nouveau sur les processus de re-construction des connaissances [5], et donc sur leur représentation par symbolisation, ne nous surprendra guère : s’interroger sur les « signes de l’autonomie« , c’est s’interroger sur les multiples formes de « la cognition et de la communication » nous rappelait récemment J. Miermont[6]. Connaissances que nous ne pouvons et voulons représenter que dans leur inépuisable et pourtant intelligible complexité à la fois :

- Syntaxique : connaissances irréductibles à leur seule forme, mais accessibles d’abord par leur seule forme, signe, « symbole physique » soulignera H.A. Simon, forme normée et réglée par quelques syntaxes ;

- Sémantique : connaissances irréductibles à leur seule signification, mais inaccessibles si on ne leur attribue pas quelques sens potentiels, « formes impures » (P. Valéry), « boue sémantique » (M. Mugür Schachter, 1986), sens ambigus équivoques, multiples, comme toutes nos perceptions de l’action humaine (« Au commencement était le Verbe… au commencement était l’Action« , Goethe, Faust I), expression de quelque contention cognitive, à la fois germe, « oeuvre ouverte« , et enceinte, attracteur sélectif par consonance.

- Pragmatique : connaissances irréductibles à leur seule manifestation en contexte, mais accessibles aussi pour cette manifestation pragmatique, effet impliquant quelque cause, réponse interprétable par quelque stimulus ; cause ou stimulus incertain mais plausible, différence de comportement impliquant quelques changements ici de forme, là de sens, et souvent de l’un ou de l’autre.

 

Intelligible complexité du « symbolon », cette conjonction instable du signe, du signifié et du signifiant, qui « contient » la connaissance dans et par ses représentations, formes en permanentes transformations  : notre intelligence de la connaissance — qu’on la tienne pour innée ou pour acquise, pour donnée ou pour construite, requiert depuis toujours ce paradigme triadique qui conjoint et enchevêtre sans cesse ces « trois brins de la tresse éternelle » (D. Hofstadter, 1979-1985) qu’est pour chacun la connaissance :

- « Syntaxique, Sémantique, Pragmatique » selon l’architecture proposée par Ch. Morris, 1946 (Signs, language, and behavior, N.Y.).

- « Syntaxe, Sémantique, Effectivité », selon le modèle proposé par W. Weaver, 1948, dont R. Pagès (dans l’article Communication de l’Encyclopœdia Universalis) montrait l’étonnante proximité avec celui de Ch. Morris.

- « Icône, Indice, Symbole », proposera C.S. Peirce fondant la sémiotique ; « Chose organisée, Produit de l’organisation, Action d’organiser », proposera P. Valéry ; « Rite, Epistémé et Mythe », proposera J. Miermont (L’Ecologie des Liens, 1993) ; « Forme et Substance en Mouvement » (Hegel) ; « Signe, Signifié, Signifiant »…

La liste est longue des multiples regards que la pensée humaine a posés sur ces « trois brins » dont les torsades engendrent la tresse de la connaissance. La liste est longue aussi des tentatives des didacticiens s’efforçant de « détorsader » cette tresse quitte à n’en sauver qu’un seul brin (celui de la forme, « forme pure », en général) : ici on séparera la science, logiquement rigoureuse, et les humanités, dialectiquement complexes ; là on séparera les sciences fondamentales et les sciences appliquées ; ailleurs on séparera la vulgarisation, l’enseignement et la recherche… Autant de tentatives postulant la légitimité de la réduction du complexe au compliqué, de l’implexe à l’élément, du projet de l’acteur cogitant à l’objet cogité par l’acteur. On fera alors comme si l’intelligence de la torsade de la connaissance nécessitait sa mutilation par une irréversible disjonction des trois brins de la tresse, sans jamais convenir que l’esprit humain peut et sait prendre le risque réfléchi d’une compréhension par appréhension conjoignante du Verbe qui est à la fois Action, Forme et Substance : mélancolie de ces réductionismes auxquels l’intelligence ne nous contraint nullement. Serions-nous incapables d’une autre option épistémologique ?

 

Libérer la formation de l’étreinte de l’Energétique

 

Option épistémologique forte, j’en conviens, qui exprime l’intention du sujet connaissant : sa capacité à finaliser en permanence son propre processus cognitif. Option téléologique souvent d’autant plus difficile à assumer qu’elle doit encore être dissimulée aux académies pour être tolérée par le contrat social de l’activité enseignante et formatrice, j’en conviens aussi. On est surpris, lorsqu’on lit les principaux textes scientifiques qui cautionnent aujourd’hui les théories de l’autonomie que nous cherchons volontiers à interpréter ici en terme de formation, par les appels presqu’explicites aux références énergétiques et bioénergétiques présumées légitimantes pour les énoncés sur l’autonomisation cognitive ; il semble que l’appel à la prudence épistémologique que nous adressait G. Bateson nous soit encore difficile à entendre : « Toute tentative visant, comme cela est fréquent, à construire un cadre théorique pour les sciences du comportement et de la communication en empruntant aux sciences exactes la théorie énergétique relève du non-sens et de l’erreur manifeste » (« Vers une écologie de l’esprit, T.2″, 1973, 1980, p. 209). Théorie énergétique qui privilégiant exclusivement sa propre syntaxe, fige dans une métrique unique et invariante les composantes sémantiques et pragmatiques des connaissances qu’elle manipule, bannissant l’ambiguïté du sens et n’acceptant que la causation linéaire de l’effet (ce que les anglo-saxons appellent pertinemment : « The single-cause-habit« ). Cette inattention à l’irréductible complexité de la connaissance a longtemps été considérée comme un effet résiduel non essentiel de l’activité cognitive : en terme de formation et d’enseignement, elle a incité à développer les techniques de la simplification et de l’élémentarisation : « Commençons par simplifier la question » est devenu la devise la plus usuelle de toute action pédagogique (je cite souvent cette formule désespérante à mes yeux, mais sûrement de bonne foi pour son auteur, un puissant dirigeant d’entreprise : « Puisque les gens ne sont jamais que des êtres humains, il faut faire simple« , Le Monde, 8.4.1986). Aussi longtemps que la formation ne s’intéressait qu’à la transmission des connaissances agencées par les théories énergétiques, produites sur des objets présumés indépendants des sujets qui cherchent à les connaître, les effets pervers de cette mutilation de la connaissance ne furent pas considérées comme insupportables : rares étaient ceux qui évoquaient la dégénérescence sémantique et pragmatique induite par l’hétéro-trans-formation de ces connaissances « désautonomisées » par pétrification.

 

La formation prend toujours la forme du projet

 

Mais lorsque l’enseignement recommença à s’intéresser à la production-formation de connaissances portant sur les projets du sujet, le paradigme et le langage de l’énergétique dans lequel chacun se croyait contraint de les présenter commencèrent à faire ressentir leurs effets cognitifs inhibiteurs : en appauvrissant une connaissance complexe pour la présenter selon une seule syntaxe analytique et déterministe, on ignore les capacités téléologiques (« Science avec conscience » rappellera E. Morin, 1983) de l’acte cognitif : réflexivité, récursivité, spécularité s’exercent délibérément et consciemment, intentionnellement autant que contentionnellement. C’est cette « contention intentionnelle » (… ou cette « conscience en acte ») qui suscite et permet l’autonomisation des processus cognitifs, autonomisation que pourra souvent catalyser une hétéro-formation qui se voudra « réfléchissante » (ainsi l’apprentissage par coeur de quelques poèmes). G. Bachelard l’avait reconnu dès les premières pages du « Nouvel Esprit Scientifique » (1934 ; Esprit scientifique… en formation 1938) : « La méditation de l’objet par le sujet prend toujours la forme du projet » (p. 15). Ce qui le conduisait à « proposer une sorte de pédagogie de l’ambiguïté, pour donner à l’esprit scientifique la souplesse nécessaire à la compréhension (du nouveau) » (p. 19). Peut-être est-ce ainsi qu’il nous faut interpréter le concept d’auto-formation entendu dans son instrumentation : une pédagogie de l’ambiguïté, qui appelle plus « d’obstinée rigueur cognitive » (Léonard de Vinci) qu’une axiomatique formelle et réductrice.

 

Sans doute faudra-t-il argumenter et illustrer davantage cette dialectique cognitive de l’intention et de la contention, qui exprime les inachevables tâtonnements de l’invention des fins par les moyens et des moyens pour les fins, « stratégie de l’interprète » (D. Dennett, 1987), qu’H.A. Simon (1981-91, p. 166) a si heureusement suggéré par la parabole du peintre actif devant son tableau dont chaque touche de couleur transforme l’organisation, suscitant ainsi quelques nouveaux problèmes, quelques nouveaux projets. Mais on peut ici reconnaître l’étape que nous rejoignons dans cette méditation sur l’auto-formation en relisant la devise épistémologique que lui proposait J. Piaget dès 1937, en réfléchissant sur « La construction du réel chez l’enfant » (p. 311) : L’intelligence ne débute ainsi ni par la connaissance du moi, ni par celle des choses comme telles, mais par celles de leur interaction, et c’est en s’orientant simultanément vers les deux pôles de cette interaction qu’elle organise le monde en s’organisant elle-même » : l’intelligence organise le monde en s’organisant elle-même [7]… merveilleuse et intelligible paradoxe, celui de l’auto-formation que peut contenir l’hétéro-formation, dès lors qu’elle se donne l’intention de cette contention.

 

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J. VON NEUMANN : « The Computer and the brain« . Yale University Press, 1958, 82 pages. (Traduction française par D. Pignon : L’ordinateur et le cerveau. Ed. La Découverte, Paris, 1992).




[1] J.P. Dupuy, dans « Le sacrifice et l’envie« , 1992, proposant d’articuler les deux autonomies, celle de l’individu et celle de la société » a suggéré de l’interpréter par l’ambivalence du verbe « contenir » (« Le marché contient la panique« , p. 318) : « Il faut sortir du paradigme du «point fixe exogène», programme et producteur de la foule, pour envisager le paradigme du point fixe endogène, «(panique) produite par la foule alors que celle-ci s’imagine être produite par lui» » (p. 322). Si l’on remplace foule et panique par formation et connaissance (ou par connaissance et formation ?), ne peut-on généraliser ce paradigme du point fixe endogène que symbolise l’ambiguïté de l’action de « contenir », la contention ?

 

[2] Yves Barel a introduit et remarquablement développé cette dialectique du paradoxe logique et du paradoxe social dans le chapitre 5 (« Stratégies sociales et paradoxes ») de « Le paradoxe et le système » 1979-1989. Il l’a repris et développé, avec N. Mitanchey, dans un article très pertinent pour notre propos « Paradoxe de la pédagogie et pédagogie du paradoxe », rédigé peu avant sa disparition en 1990, et publié (je crois) dans J. Ardoino « Traité de pédagogie ».

 

[3] J.M. LE BLOND, dans « Logique et méthode chez Aristote » (1938-1973), a argumenté cette thèse de façon très convaincante.

 

[4] Le changement d’intitulé du CREA, né en 1983 sous le nom de « Centre de Recherche sur l’Epistémologie et l’Autonomie », et devenant vers 1987 « Centre de Recherche sur l’Epistémologie Appliquée », est sans doute révélateur de la complexité épistémologique dans laquelle se transforment les paradigmes de référence tiraillés entre les grandes disciplines qui tentent de s’attribuer une paternité symbolique qu’elles perçoivent gratifiante.

 

[5] Arguments évoqués dans « Le transfert des connaissances est re-construction des connaissances : symbole, computation, cognition« , 1989, repris dans « Le Constructivisme, T.2« , ESF, 1995, chap. 10.

 

[6] Voir J. Miermont : « Les signes de l’autonomie dans la cognition et la communication », Dossier MCX V, 1993.

 

[7] C’est E. Von Glasersfeld (1993) qui a le premier je crois su relire J. Piaget avec assez de contention pour nous inviter à nous émerveiller de l’intelligibilité de ce paradoxe !

Sur la Modélisation Systémique de l’Information

2 octobre 2008

Séminaire « Economie de l’Information »

(Commissariat Général du Plan – 19.09.95)

 

 

 

Sur la Modélisation Systémique de l’Information

 

Jean-Louis LE MOIGNE

20.07.95

 

 

 

Cette note sert de support à une présentation au séminaire « Economie de l’Information » du CGP, le 19.9.95.

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Ne se détruisant pas lorsqu’on la consomme, se multipliant lorsqu’on la partage, se développant lorsqu’on l’utilise, l’information ne présente guère de caractéristiques propres à intéresser l’économie « normale » (T.S. Kuhn) ou « standard, même étendu » (O. Favereau). Pour que l’on puisse parler d’ »économie de l’information » (à partir des années quarante) il fallut procéder à des glissements sémantiques réduisant l’information soit à la transaction organisationnelle (J. Cremer le montre bien en évoquant la thèse de Coase, 1937[1]), soit à une classe d’objets physiques stables dont L. Brillouin (1956) a désespérément tenté de montrer qu’ils avaient un statut de sub-particules présumées porteuses d’énergie (le « data quantique » qu’il faudrait manipuler en faisant comme si il était passible d’une équation aux dimensions de type énergétique, en erg par degré donc!). Exercices qui permirent les premières formulations d’une « économie de l’organisation », d’une « économie de la transmission » (voire, plus difficilement, de « la communication »), et d’une « économie des machines électroniques » permettant de transmettre, de transformer et de stocker des systèmes de signaux électriques (usuellement appelés « technologie de l’information »). Exercices intéressants qui ne permettent guère pourtant de parler d’une « économie normale de l’information » malgré le désir qu’en ont les citoyens comme les économistes. Ceux-ci tentèrent longtemps de s’abriter derrière un autre glissement sémantique, celui de la réduction du concept d’information au concept de prix, mais ils durent alors tenir l’économie de l’information pour une tautologie : qui oserait parler d’une « économie du prix » ? Ce qui les conduisit, nous rappelait ici A. Kirman, à convenir que « la relation du prix et de l’information était loin d’être simple »[2]. A trop « commencer par simplifier » ce concept manifestement complexe (irréductible à un modèle fini) en réduisant l’information à une des catégories déjà établies par l’Economique ou par l’Energétique, on aboutit à des impasses d’autant plus irritantes pour les économistes et pour les politiques qu’ils sont les témoins exposés d’une transformation socio-culturelle qui fait de la « société post-industrielle » une « société de l’Information ».

 

L’Information n’est pas « donnée »

 

Aussi est-on tenté de reprendre la problématique à l’origine en ne considérant plus l’information comme une « donnée » (ou une ressource) naturelle, objets que des agents échangeraient sur un marché plus ou moins parfait en tentant de déterminer des procédures d’allocation raisonnables : l’économie de l’information n’est peut-être pas une économie comme les autres (matières premières, produits industriels ou agricoles, transports, santé…) et « l’isomorphie des structures » que postulent souvent l’économiste et le mathématicien[3] pour caractériser l’identité de « l’objet » qu’ils se proposent d’interpréter, n’est probablement pas assurée, dès lors que les phénomènes ainsi étudiés ne sont pas dotés de « structures » stables et reproductibles isomorphiquement. Plutôt que de s’acharner à « appliquer » un paradigme économique sur une classe d’objets artificiels irréductibles à une identité unique, peut-être faut-il s’efforcer d’abord de modéliser cette classe d’objets en assumant l’irréductible complexité du concept d’information, et de reconsidérer alors les paradigmes épistémiques et pragmatiques susceptibles d’en proposer quelques interprétations recevables, ici et maintenant.[4]

 

Complexité de l’Information : le schéma ternaire

 

La complexité « essentielle » du concept d’information a été mise en évidence dès l’apparition des « nouvelles sciences » de l’information et de la communication : les textes fondateurs de W. Weaver (dans C. Shannon et W. Weaver, 1948) et de C. Morris (1946) sont souvent évoqués bien que rarement simultanément (sauf pour R. Pagès dans son article sur « les processus de communication » repris dans les éditions successives de « l’Encyclopœdia Universalis », entrée « communication ») : l’information est un concept complexe conjoignant inséparablement trois composantes :

La forme physique, ou le signe (la composante syntaxique) n’est séparable ni des significations dont ce signe peut être porteur (la composante sémantique), ni des actions contextuelles suscitées par la réception de ce signe susceptible de prendre des significations différentes – et parfois imprévues par l’émetteur – selon les contextes de réception; (la composante pragmatique, C. Morris, ou effective, W. Weaver).

Composantes que l’on peut distinguer pour les présenter, mais que l’on ne peut ni séparer, ni ordonner, dès lors que l’on se propose d’identifier une information : un signe sans signification pour un récepteur ne peut être tenu pour une information; et il est illusoire de considérer qu’en traitant seulement des signes (fût-ce avec des machines électroniques) on ne traite pas aussi des significations et on ne suscite aucune action dans un contexte au moins. (Illusion fréquente hélas chez nombre de théoriciens et de praticiens des sciences de la computation).

Ce schéma ternaire ou triadique (dont l’origine remonte au moins au premier théoricien de la sémiotique et de la pragmatique, le logicien C.S. Peirce 1839-1914 : cf. le « triangle peircien » et la « tierceité ») ne permet sans doute pas de réduire l’information à une catégorie familière, mais il permet son interprétation aisée sur le mode discursif [5]. La langue naturelle sait bien manipuler ces concepts récursifs qui expriment à la fois une action et son résultat, un opérateur et un opérande : énergie, organisation, jeu, décision, communication, information sont des concepts intelligibles et par là modélisables, bien qu’ils ne se laissent pas réduire à un modèle fini, ou fermé. Ils s’entendent sur des modes synchronique et diachronique, fonctionnant et se transformant, ce qui ne leur permet pas d’être traitables, selon les procédures classiques de la déduction ; on doit aux premiers logiciens qui se sont affrontés au traitement du concept d’information d’avoir fait émerger – ou réémerger – des modes de raisonnement autorisant la manipulation du concept dans sa généralité : l’abduction avec C.S. Peirce, la transduction avec J. Piaget et J.B. Grize, la rétroduction avec N. Hanson et H.A. Simon… autant de modes de raisonnement familiers aux rhéteurs, de Protagoras à Cicéron par Aristote, que nous pouvons retrouver aujourd’hui pour aborder les concepts récursifs complexes tels que l’information. On cite souvent sa définition inattendue mais pertinente, proposée par G. Bateson en 1971 : « Une différence qui engendre une différence » : l’apparition dans le temps d’une nouvelle « forme » qui in-formée s’avère in-formante.

 

Ne pas séparer donnée, connaissance, savoir, que l’information a unis

 

Cette définition générique décourage sans doute au premier abord l’économiste classique comme l’informaticien. Il propose parfois d’échapper à cette complexité en disjoignant la donnée brute, la connaissance élaborée et le savoir-source-de-pouvoir. Mais ces jeux de mots ne font pas longtemps illusion : sous des oripeaux divers, c’est bien du même objet que l’on parle dès qu’on le considère dans sa généralité : pour tel récepteur, ce qui était donnée brute ou primaire pour son émetteur, s’avérera peut-être pendant quelques instants savoir, source d’un pouvoir décisif. Et à supposer qu’un dictionnaire parfait établisse un jour une correspondance biunivoque parfaite entre tous les signes concevables et leur unique et exclusive signification présumée intrinsèque, nul ne pourra empêcher « l’effet de contextualisation » (E. Morin, 1975) qui transformera de façon parfois imprévisible cette « information parfaite » dès que son ou ses récepteurs la rencontreront.

B. A. Lundvall (1994) a récemment tenté d’introduire une distinction intermédiaire, celle de « l’information économique », qui seule concernerait l’économie de l’information. Ce qui l’a conduit à proposer un nouveau schéma ternaire du concept d’information qui mérite l’attention, ne serait-ce que parce qu’il enrichit le classique modèle « signe, signifiant, signifié » de Weaver et Morris : ne peut-on décomposer l’information économique (en supposant que l’on sache distinguer cette catégorie sans trop d’ambiguïtés) en trois termes ou « savoirs » que l’on pourrait caractériser par « l’usage » que déclarent en faire les agents économiques ?

- Le « savoir-quoi » (know-what), « connaissance relative aux faits« ; ce que « l’on appelle habituellement l’information et que l’on peut décomposer en bits« . Information que l’on trouve dans les « bases de données » (ou de connaissances) et que recherchent « surtout les spécialistes et les experts que l’on trouve dans les entreprises de conseils spécialisés« .

- Le « savoir-pourquoi » (know-why), « connaissances scientifiques des principes qui gouvernent la nature, la société et l’esprit humain » , connaissances que « produisent et reproduisent des organisations telles que les universités« .

- Le « savoir-comment » (know-how, savoir-faire), « connaissances relatives aux compétences spécifiques (skills), qui sont mises en oeuvre dans toutes les sphères de l’activité économique« … et qui sont « souvent tacites« .

En pratique, conclut pourtant B. Lundvall, la distinction entre les agents opérant selon un seul de ces trois termes « n’est pas toujours claire« , et le complexe informationnel conjoignant sans cesse le quoi, le pourquoi et le comment du savoir, se manifestera souvent par un terme synthétique qu’il propose d’appeller le « savoir-qui » (know-who). Ce qui nous ramène à la question que rencontre sans cesse l’observateur dans l’organisation socio-économique : ce n’est pas l’information, c’est l’attention (ou la capacité d’attention) qui intéresse l’économiste et le gestionnaire d’entreprise et qui s’avère être l’invisible « ressource rare. (H.A. Simon le rappellait encore dans son chapitre sur la « Rationalité économique » de 1981, p. 27 de la traduction de 1991).

Plutôt que de tenter de construire séparément une économie du signe, une économie de la connaissance et une économie du savoir (ou de l’intelligence) en ignorant le caractère fondamentalement complexe et enchevêtrant de « l’information-forme-informante-qui-se-forme », ne peut-on assumer cette complexité intelligible, fût-ce sur le mode discursif, puisque nous font encore défaut les opérateurs de modélisation qui assureront une plus grande économie à nos exercices d’interprétation.

Mode discursif qui nous permet d’appréhender les phénomènes d’interactions récursives du type « fin x moyens » ou encore « quoi? x pour quoi? x comment? » sans les décomposer ou les linéariser et sans contraindre l’agent économique à ignorer le quoi?, ou le pourquoi? ou le comment? de l’information qu’il considère. Exercice de modélisation téléologique certes peu familier encore aux économistes statisticiens, que E. Kant nous avait invité à pratiquer il y a deux siècles, par la « Critique de la faculté de juger« .

Le modèle des trois savoirs (quoi, pourquoi, comment?) proposé par B. Lundvall n’exprime-t-il pas, dans la synthèse qu’il appelle, un modèle dual qui rend compte de la question que pose habituellement l’agent économique : il ne cherche que des informations (à la fois données, connaissances et savoirs) et sa question est bien plutôt de s’interroger de façon concomittante sur les trois faces de sa procédure de recherche (« search« ) : quoi savoir?, et pourquoi savoir? et comment savoir?

Dualité révélatrice de l’inextricable complexité du concept d’information dès que nous voulons l’appréhender sans le réduire et qui nous suggère aussi des procédures de « search » , des heuristiques modélisatrices par lesquelles nous pouvons enrichir nos représentations systémiques de l’information.

 

Première heuristique de modélisation : la dialectique Code Sur la Modélisation Systémique de l'Information clip_image002 Canal (quoi savoir ?)

 

Nous ne sommes pas en effet aussi démunis qu’on pourrait le craindre pour aborder l’économie de l’information ainsi définie : la définition que nous en retenons suggère quelques heuristiques modélisatrices dont les fondateurs des nouvelles sciences de l’information avaient eu très fortement l’intuition. Ainsi celle de C. Shannon et W. Weaver : on ne peut séparer l’information de la communication, et réciproquement; une information qui ne serait potentiellement communicable à aucun récepteur, fusse‑t‑il l’émetteur lui-même, est proprement inconcevable. C. Shannon (1948) a fort bien vu le parti qu’il pouvait tirer de cette agrégation : en modélisant la communication, dans le cas apparemment simple de la transmission sans retour dans un canal standard d’un « message » présenté sous la forme codée d’un « train de signaux », il présumait qu’il pourrait peut-être nous suggérer quelques arguments pertinents pour construire notre intelligence de l’information. Présomption fondée puisque, on le sait sa « théorie mathématique de la communication » (élaborée en 1945-46, publiée en 1947-48) fut très vite présentée sous le nom de « théorie de l’information ». On ne reprendra pas ici sa présentation, aujourd’hui très largement diffusée de par le monde, mais on s’arrêtera un instant sur l’interprétation du « théorème fondamental pour un canal discret avec bruit », le théorème 11 (C’est C. Shannon lui-même qui le qualifie de fondamental, et son préfacier, W. Weaver, le confortera dans cette interprétation; p. 115+ de la traduction française) :

Ce théorème nous dit qu’on peut toujours trouver un « système de codage » – autrement dit un mode artificiel de présentation de l’information qu’exprime un message à transmettre par un émetteur à un récepteur – de telle façon que, quelles que soient les contraintes propres au canal de transmission (le bruit), la fréquence d’erreur (l’équivoque) de la transmission soit inférieure à une valeur arbitrairement petite. (Le théorème distingue les cas où le « débit » de la transmission, exprimée en bit par seconde est inférieur ou supérieur à la « capacité » du canal). Si l’on se propose d’interpréter cet énoncé comme une heuristique de modélisation de la communication de l’information, on est fondé à considérer :

            - d’une part que le récepteur reçoit le produit de « l’interaction d’un canal et d’un code » (ou d’un système de codage) et non pas un message fixé (codé) éventuellement bruité de façon aléatoire.

            - d’autre part que l’émetteur connaît cette caractéristique de la transmission, et qu’il peut donc « jouer » tant sur les systèmes de codage que sur le choix des canaux pour transmettre « effectivement » un message donné.

Sans doute la démonstration du théorème 11 a-t-elle certains des inconvénients des « démonstrations de pure existence » observe C.S. Shannon (p. 121) : si l’existence d’un système de codage adéquat à un canal donné est démontrée, il ne nous dit rien sur la procédure d’invention de ce système de « codage idéal ». Mais l’interprétation de l’information-communication en terme de choix dialectique du code et du canal s’avère potentiellement innovante. Si l’on peut penser qu’il existe un autre « bon » système de codage pour communiquer un message que celui dont on dispose initialement (qu’on l’ait construit ou acquis), on est a priori incité à le rechercher… et parfois à le trouver… en tirant parti en outre de la liberté de choix du canal dont on dispose par ailleurs. N’est-ce pas ce que nous faisons couramment lorsque nous observons qu’« un court croquis en dit plus qu’un long discours » (H.A. Simon et J. Larkins (1987) se sont interrogés de façon très convaincante sur les complexes raisons cognitives de ce phénomène).

Si l’on est habituellement attentif à la possibilité d’optimiser le choix du canal – à codage invariant donné – (le « dessin des organigrammes » et en particulier des arbres hiérarchiques qui ne sont optimum que parce qu’ils sont sans « boucles » : une voie et une seule pour relier deux agents, quel que soit le message), on ignore en général, dans les ingénieries de la communication sociale, l’exceptionnelle ressource constituée par le choix du système de codage, tout autant du timbre de la voix ou du clin d’oeil que de l’iconographie et des alphabets. Certes cette liberté de « production de schèmes » (selon J. Piaget) est délicate à exprimer dans les modèles formels de la communication, alors que la communication autorise aisément la modélisation des réseaux par la théorie des graphes. Mais ne risque-t-on pas d’appauvrir grandement l’ingénierie de la communication socio-économique en ne lui autorisant que « le jeu sur les canaux » sous le prétexte qu’on dispose d’une belle théorie formelle, et en lui faisant oublier qu’elle peut aussi « jouer sur les codes », alors qu’elle dispose aussi d’une ressource encore peu théorisée, celle du « jeu sur les systèmes de codage »… et donc du jeu complexe des interactions codes-canal?

 

Edgar Morin avait déjà pressenti cette distinction en proposant de différencier l’information « générative » – ou organisante – de l’information « circulante » – ou organisée - (La Méthode, T. 1, 1977, p. 317+). L’économiste classique, comme l’informaticien, nous diront sans doute qu’ils voudraient bien ne connaître que la seconde, qu’ils pourraient traiter comme toute ressource banale en faisant l’hypothèse que sa « valeur » (signification contextuelle) resterait invariante sans toutes les transformations que lui imposent les systèmes de codages intervenant dans la circulation. Mais il leur faudrait pour cela oublier que « la générativité et la circulation sont deux moments de l’information » (E. Morin, 1977, p. 336). Chaque codage est générateur d’information par transformation de la forme de l’information exposée à d’irréversibles transformations des contextes dans lesquels elle est reçue : H. Von Foerster (1981, p. 131) ira jusqu’à dire : « quoi que le computeur ait computé, il ne sera plus jamais le même », prolongeant sans doute une observation du biologiste Th. Dobzansky (1961, p. 335). « En changeant ce qu’il connaît du monde, l’homme change le monde qu’il connaît ; et en changeant ce monde dans lequel il vit, l’homme se change lui-même ».

 

On ne peut légitimement séparer durablement information générative et information circulante dès lors que, pour circuler, l’information doit – ou peut – se regénérer, s’exposer à quelques différents systèmes de codage dans des contextes changeants.

 

Deuxième heuristique : l’information forme l’organisation qui la forme (pourquoi savoir ?)

 

Les théories de l’auto-organisation – ou de la complexité par le bruit – nous ont apporté une autre source d’heuristiques de la modélisation que nous pouvons également solliciter pour enrichir notre intelligence de l’économie de l’information : les textes fondateurs d’H. Quastler (1956), d’H. Von Foerster (1959), d’H. Atlan (1972, 1979) et de F. Varela (1979) sont aujourd’hui presque aussi connus que ceux de C. Shannon et W. Weaver, et il n’est sans doute pas nécessaire de reprendre ici ces développements théoriques. S’il fallait les récapituler en une phrase pour argumenter notre propos, peut-être pourrait-on écrire que « L’information forme l’organisation qui la forme » ? A la modélisation de « l’interaction Information-Communication » selon Shannon-Weaver, nous pouvons ainsi associer la modélisation de « l’interaction Information-Organisation ». Il nous faut nous résigner ici à abandonner les références tangibles et par là rassurantes de la théorie shannonienne avec ses métaphores hydrauliques des canaux et des débits de message, pour entrer dans l’univers purement conceptuel des représentations et des représentations des représentations : l’organisation n’a pas « la force des structures », squelettes ou charpentes invariantes : « L’organisation, la chose organisée, l’action d’organiser et le résultat de cette action sont inséparables » percevait déjà P. Valéry dans ses Cahiers (1930). L’économiste ici, depuis quelques années, grâce à K. Arrow et surtout à H.A. Simon (et, quand il l’a lu, à E. Morin), n’est plus aussi dépaysé : il se forge une expérience modélisatrice de la complexité non déterministe de l’organisation socio-économique évoluante : une conception plus tâtonnante (rationalité procédurale), plus téléologique (ou projective) de l’action collective : l’enjeu n’est plus de choisir entre la production d’un état par « la conception humaine » ou par « l’action humaine » (F. Hayek, 1962), il est de « concevoir délibérément l’action humaine », sans la finaliser d’abord par son résultat (H.A. Simon, 1981, chap. 5).

 

Troisième heuristique : l’économie du système d’information mémorisant (comment savoir ?)

 

Changement de registre qui affecte notre interprétation d’une économie de l’information : elle n’aurait plus de sens ici que comme une autre face de cette économie immatérielle qu’est l’économie de l’organisation? Peut-on parler d’une économie du système nerveux que l’on différencierait d’une économie de l’organisme vivant? On en doute, mais en privilégiant ici l’économie du Système d’Information de l’Organisation, peut-être peut-on éclairer différemment et judicieusement une économie de l’organisation : une organisation que l’on n’entendra plus comme une « machine » (ou une structure) de production tangible de biens et services, mais comme un processus d’élaboration intangible de comportements organisationnels (les décisions de l’organisation : cf. H.A. Simon, 1947). Une métaphore ici peut éclairer : on est aussi embarrassé pour définir l’électricité que l’information. En revanche on sait assez bien caractériser l’économie d’un système de production-distribution d’électricité. Ne peut-on s’intéresser aussi à l’économie d’un système d’information? Certes les parallèles avec les fonctions de production et de distribution d’information sont trop souvent réducteurs on l’a vu. Mais ne pouvons-nous nous interroger sur les fonctions d’un système d’information organisationnel, que l’organisation considérée soit entendue aux niveaux macro ou micro d’une socio-économie?

 

La fonction de contextualisation

 

Cette interrogation nous conduit à inviter la science économique (et plus généralement les sciences de l’organisation), à prêter attention à la fonction centrale de tout système d’information : sa fonction de mémorisation des informations : la fonction par laquelle l’information ne se détruit pas lorsqu’on la consomme et se multiplie lorsqu’on la partage : caractéristiques paradoxales pour une économie classique et que l’économie contemporaine se doit pourtant d’affronter, quitte à reconsidérer certaines de ses certitudes antérieures. L’interprétation de la métaphore de la mémorisation humaine est manifestement bienvenue pour éclairer la démarche : la mémoire n’est pas réductible à un stock ni un magasin, même si les analogies avec les bibliothèques, les fichiers ou les bases de données (ou de connaissances) nous servent utilement à en élaborer les premières représentations. C’est la complexe fonction de mémorisation (plutôt que de magasinage) des informations en interrelations permanentes et changeantes (la « contextualisation ») qui nous intéresse ici, que l’on considère un organisme vivant, une organisation sociale, une machine (électronique ou non), ou leurs conjonctions constitutives de tout « contexte ». L’information n’est intelligible que par la « différence » (G. Bateson) qu’elle suscite dans un contexte préalablement in-formé : l’information contextualisante et donc l’activation de la fonction de mémorisation. Plus ces contextes in-formés et mémorisés sont « riches », multidimensionnels, plus la « valeur » de l’information occurrant à un instant quelconque est susceptible d’être grande. Et réciproquement on ne peut s’intéresser à « la valeur » (et donc à l’économie) d’une information en ignorant les multiples contextes mémorisés dans lesquels elle peut intervenir : à la limite, sans repères contextuels, elle cesse d’être une information et perd donc toute valeur pour l’agent, système téléologique, qui la considère. Mais cette richesse s’entend elle-même dans un référentiel téléologique, celui qui guidera en permanence les mises en relation. La formule « Son nom commence par un Z – Tu as raison, c’est Frizell » ne surprend pas un être humain si elle décontenance un logicien informaticien classique; l’étonnante efficacité des heuristiques de mémorisation humaine est si familière que l’on a souvent tendance à les oublier dans la conception et la gestion des systèmes (de mémorisation) d’information des organisations. Que l’on parle de veille prospective ou technologique, de recherches scientifiques ou d’aventure humaine, la capacité à mémoriser en reliant sous de multiples composantes constitue sans doute l’argument pivot auquel doit s’attacher une économie de la mémorisation : les brutales transformations techniques et économiques que nous connaissons depuis une quinzaine d’années dans ce domaine (bases de données géantes, hypermédias, alerteurs, systèmes de navigation et de « search »), contribuent manifestement à susciter l’attention des économistes en quête de concepts et de métriques pour apprécier et comparer ces capacités des systèmes de mémorisation. (La voie a été ouverte par H.A. Simon qui, dès les années cinquante, n’a pas hésité à se lancer dans une campagne d’évaluation des capacités de mémorisation humaines (cf. p. ex. H.A. Simon, 1969-81, chap. 3)).

 

La fonction de délibération

 

Le concept de mémorisation attaché à celui de système d’information révèle non seulement cette composante de « contextualisation » dans leur évaluation, mais aussi une composante de mise en commun (ou en convention) que l’on peut appeler la composante de « délibération » : dès lors qu’au lieu de porter presque exclusivement l’attention sur la modélisation des fonctions de communication et de computation du système d’information (le discours classique de « l’économie des N.T.I.), on la concentre sur la modélisation de la fonction complexe de mémorisation, on est conduit à prendre au sérieux l’observation empirique initiale : une information mémorisée, consommée ne se détruit pas; et une information mémorisée, partagée se multiplie. L’accès interactif quasi concomitant, par plusieurs acteurs engagés dans des processus de décision complexes (systèmes multi-critères et multi-acteurs) rend dès lors possible l’exercice de « délibérations » qui, pour n’être pas toujours formalisées, n’en sont pas moins « intelligentes ». L’exemple de la gestion des carrefours routiers peut illustrer brièvement cet argument : l’élaboration autonome par chaque acteur de son comportement peut être considérée comme source de conflits et de blocages de l’organisation, ce qui conduit généralement à l’invention d’un méta niveau de contrôle (par feu de signalisation) – présumé intelligent – qui, pour s’exercer – doit interdire toute autonomie comportementale aux acteurs de cette organisation : « feu vert, ils roulent; feu rouge, ils s’arrêtent! ». Mais on peut aussi considérer que ces acteurs sont susceptibles d’élaborer eux-mêmes intelligemment leur comportement individuel sans susciter spontanément conflits et blocages, dès lors qu’ils disposent de représentations riches et finalisées du contexte dans lequel ils interviennent et qu’ils ont le temps suffisant pour traiter cette information en vue d’élaborer leur prochain comportement : l’invention des carrefours avec giratoire, forçant les véhicules à ralentir et donc à disposer du temps nécessaire pour se représenter le contexte et pour traiter ces informations, illustre fort bien cette procédure : en disposant des capacités de délibération (tacites) collectives permises par l’accès partagé au système de mémorisation de l’organisation, les acteurs de l’organisation se mettent en situation de pouvoir élaborer individuellement un comportement collectif « intelligent » évitant ces « blocages » auxquels les aurait conduits une forme organisationnelle de type « anarchique ». L’invention du concept « d’organisation centrée mémoire » se substituant au concept d’ »organisation centrée contrôle » (« Memory based versus control based organization ») ouvre ainsi la voie à des formes nouvelles d’organisations économiques renouvelant le discours classique sur la dialectique « Marché et hiérarchies » (O. Williamson, 1975).

Réflexion qui conduit à interroger à nouveau les conditions dans lesquelles les agents économiques – et les acteurs de chaque organisation – sont en situation de pouvoir élaborer effectivement leur décision : compte tenu du caractère endogène de l’exercice de la raison humaine (« bounded rationality »), qui lui permet l’invention d’heuristiques comportementales remarquablement efficaces et effectives, et des limites physiologiques des capacités de mémorisation et de traitement des acteurs humains (capacité susceptible d’extension prothétiques parfois impressionnantes par les N.T.I.), que peuvent être les formes d’organisation adaptées à ces contextes?… L’enjeu n’est peut-être plus de déterminer celles qui permettent l’allocation optimum d’une ressource présumée rare (« les seules informations présumées strictement utiles et nécessaires à l’efficacité espérée de l’action »!), mais plutôt de déterminer les modalités de navigation cognitive « inventives » dans un univers informationnel riche, mémorisé et se mémorisant. Cette transformation plausible de l’enjeu suggère un retour sur nos conceptions économiques des systèmes d’information qui ne soient plus d’abord « cost saving », mais « value adding »; autrement dit des systèmes d’informations qui ne soient plus seulement opérationnels mais aussi stratégiques.

 

Système d’information et organisation intelligente

 

Proposition qui conduit à revenir sur la complexité de l’organisation au sein de laquelle se développe le système d’information : Michel Catina [6] rappelait ici l’intérêt de la conception récursive du « système d’information stratégique » introduite par Hubert Tardieu (1993) : conception qu’illustrent fort bien les systèmes dits de  « Yield management » couplés aux systèmes de réservation (cas des compagnies aériennes par exemple) : en développant un système d’information opérationnel qui privilégie une politique tarifaire à court terme permettant de maximiser le « remplissage » de chaque vol, on induit délibérément une stratégie à long terme qui conduira à privilégier de nouveaux usages « valorisant  » les équipements existants puis à développer de nouveaux équipements permettant d’exploiter l’avantage concurrentiel ainsi engendré : cette interaction récursive du système d’information opérationnel et du système d’information stratégique transforme la présentation économique que l’on peut se proposer de l’un et de l’autre : en transformant et en enrichissant en permanence les informations (ou les représentations) ainsi engendrées, on crée les conditions de nouveaux modes de délibération organisationnels, délibérations dont les résultats sont certes imprévisibles, mais dont les procédures peuvent être évaluées de façon plausible. Au calcul économique d’antan se substitue alors une ingénierie socio-économique (ou un « calcul économique organisationnel » : O. Favereau (1993), qui pour être plus systémique qu’analytique n’en relève pas moins de la science économique contemporaine.

 

La modélisation systémique de l’organisation in-formante

 

Elle peut s’intéresser à l’économie des systèmes d’information organisationnels aussi bien qu’elle a su faire pour les systèmes d’information dédiés (police, santé, fonds bibliographique, etc.), ce qui lui permettra peut-être de renouveler la problématique de l’économie des NTI (que l’on parle de l’économie informatique ou de l’économie des télécommunications) : au lieu de l’aborder seulement dans les cadres usuels du productivisme manufacturier ou du marketing de distribution (« Part de marché? : marché de quoi? »), elle doit pouvoir développer des procédures de modélisation des comportements des systèmes organisationnels dans lesquels ces NTI peuvent éventuellement intervenir : ce ne sont plus alors les performances quasi énergétiques des technologies informatiques qu’il faudra exclusivement étudier (la baisse du coût du microprocesseur ou des fibres optiques ou des CD Rom); ce sont les performances anticipables et pour la plupart immatérielles (« qualité » des décisions collectives, équilibrations cognitives, ouverture culturelle…) des organisations sociales attentives à leurs interventions en référence à leurs projets (de l’Etat à la PME par la multinationale). Les modalités de cette « nouvelle ingénierie socio-économique construite sur des projets (« design ») d’action plutôt que sur des analyses d’objets sont certes encore peu développées, mais l’expérience que s’efforce de mobiliser l’économie des systèmes d’information, l’économie de l’information et l’économie de l’organisation depuis un demi siècle (H.A. Simon soutint sa thèse en 1943) nous autorise aujourd’hui à tenir un tel projet pour raisonné autant que raisonnable.

 

L’économie de l’information appelle de nouvelles méditations épistémologiques

 

On pouvait sans doute s’interroger initialement sur la légitimité de cette nouvelle venue qu’est l’économie de l’information, dans le champ des sciences économiques comme dans celui de la politique économique. Effet classique d’une rhétorique naïve qui veut que rien n’échappe à l’emprise d’une discipline qui se veut à la fois reine des sciences douces et princesse des sciences dures? : Entre l’économie de l’enseignement et l’économie des télécommunications, ne manquait-il pas une case à réserver à l’économie de l’information, case qu’il serait aisé de remplir en organisant un séminaire ad hoc? Le mérite de l’exercice, quelles que soient ses motivations initiales est de susciter une réflexion épistémique croisée sur le statut de l’information et sur celui de l’économique. En cherchant à identifier le concept d’information, on le comprend dans sa complexité intelligible et irréductible à un modèle fini; et en s’efforçant de formuler une économie de l’information qui assume ce concept dans sa complexité, on est conduit à élargir si notablement le champ paradigmatique dans lequel elle s’inscrivait jusqu’ici (Theil, Machlup, Marchak, Alchian, Hurwicz, Arrow, Porat, J. Voge…) : Peut-être même faut-il l’inviter à une transformation paradigmatique qui l’inciterait à ne plus s’enfermer dans le seul langage d’une énergétique matérielle manifestement inadaptée au caractère conceptuel (ou « représentationnel ») des objets ou des projets de son attention. P. Valéry proposait d’élaborer une « énergétique de la connaissance », et l’évolution contemporaine suggère de plus en plus volontiers la considération d’une « économie de l’immatériel » : dans un tel cadre permettant d’exprimer ces « ineffables » que sont la communication interpersonnelle, l’organisation sociale ou la décision d’action collective, on peut penser qu’une économie (ou, plus légitimement peut-être, une « socio-économie évolutive ») de l’organisation informante et apprenante puisse se développer et irriguer une nouvelle ingénierie adaptée aux politiques économiques. Mais cette entreprise implique une méditation épistémologique sans doute peu familière encore, tant les croyances sur lesquelles reposent les divers néo-positivismes-réalismes qui assurent le discours économique contemporain semblent enracinés dans les cultures occidentales. Peut-être sera-ce un des mérites d’une réflexion collective sur l’économie de l’information que de susciter par surcroît ce ressourcement épistémologique dont bénéficieront à la fois les sciences économiques et les sciences de l’ingénierie des systèmes complexes?

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[1] Séance du 4.7.95 du séminaire.

 

[2] Séance du 13.6.95 du séminaire.

 

[3] « L’identité, pour le mathématicien, est remplacée par l’isomorphie et, pour faciliter son langage, le mathématicien identifie sans scrupule des objets de nature différente lorsqu’un isomorphisme l’assure qu’il ne fait que dire la même chose dans deux langues différentes » rappelle A. Lichnerowicz dans l’Encyclopédie Pléiade « Logique et connaissance scientifique », J. Piaget Ed., Gallimard, Paris, 1967, p. 478.

 

[4] J. Marschak avait, dès 1970, souligné cette difficulté dans deux articles successifs aux titres significativement différents me semble-t-il. Le premier en 1971 : « Economics of Information Systems » (JASA, March 1971, V. 66, n° 333, p. 192-219), et le second en 1972 : « Economics of Organizational Systems » (présenté à une Conférence sur « L’homme et l’nformatique » à Bordeaux, en Sept. 1972, publié ultérieurement à l’Université de Heidelberg). Ces deux textes discutent et interprètent les différences entre une économie de l’information que propose la statistique économique et celle que propose la théorie mathématique de la communication. Il met en valeur en particulier la difficulté qu’il y a à utiliser le même modèle pour rendre compte à la fois de la production (en valeur) et de la distribution (en volume) de l’information. On soulignera, en conclusion, l’intérêt probable du glissement de l’attention de la science économique, de l’information à l’organisation, que semblait déjà percevoir J. Marschak en 1972.

 

[5] M. S. Feldman  et J.G. March en donnent une très bonne illusttration dans un article devenu un classique : « Information in Organisation as Signal and Symbol« , ASQ, June 1981, p. 171-186.

 

[6] Séance du 15.6.95

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